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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/233

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que de rares visites, leur âme était toujours sereine comme les eaux limpides de leurs torrents. Une paix inaltérable environne leur séjour ; un immense horizon se déploie devant leurs yeux. Ils n’entendent que les clochettes variées du bétail, le gazouillement du chardonneret, l’expressive mélodie des bois et l’éternel gémissement des ruisseaux qui se plaignent d’abandonner leur patrie. Le calme au dedans, le calme au dehors, c’est une existence merveilleuse ! Près de la chaumière se dressait un long mât, dont la cime peinte, garnie de bâtons transversaux et de petits ornements en fer, annonçait aux pâtres attardés qu’ils trouveraient un gîte dans l’habitation. Du banc sur lequel j’étais assis, et pendant que mes hôtes poussaient de grands éclats de rire, je regardais avec une douce affliction l’enseigne hospitalière trembler au moindre vent, comme nos plus fermes espérances à la moindre menace du sort. Un petit oiseau, hochant la tête et la queue, venait y babiller par intervalles ; on eût dit qu’il faisait un appel aux voyageurs et présentait le salut du maître à toutes les créatures. Les bestiaux lui répondaient en mugissant, les poules gloussaient à qui mieux mieux, et les abeilles, s’agitant dans leurs ruches, paraissaient reconnaître sa politesse.

Pour regagner le village d’Ottenhœfen, je pris un chemin sur la droite, d’où je dominais les cascades. De cette route on ne peut les voir, mais j’entendais leur grondement sourd, et les formes abruptes, les couleurs magnifiques des rochers, les accidents de la végétation ne me laissaient point regretter leurs flots monotones et leurs rubans d’écume.


III


Celui qui termine un jour de voyage dans les montagnes est comme un homme qui, dans un beau volume, s’arrête à une belle page. Le lendemain, il reprend sa lecture avec une joie nouvelle. Je m’étais couché la tête pleine des images gracieuses du Gottschlœg ; le lendemain matin, je devais escalader la Hornisgrinde, en passant près du Mummelsee, ou lac de Mummel, qui ride ses flots à trois mille cent pieds au-dessus du niveau de la mer. Quoiqu’on fût au mois de mai, les journées étaient brûlantes ; je partis donc avec mon guide à quatre heures et demie du matin, prenant la route de Seebach. Il faisait une fraîcheur si grande que l’on aurait pu se plaindre du froid ; mais comme j’avais désiré cette fraîcheur, je n’osai rien dire, et me contentai de m’envelopper dans mon manteau. Une partie des habitants dormaient encore, mais les oiseaux chantaient sur les arbres fruitiers, les moineaux pépiaient au bord des toits, et la bergeronette sautait d’une pierre à l’autre dans le lit du torrent. Les teintes les plus délicates de la verdure égayaient le fond de la vallée, les pentes inférieures de la montagne, en bigarraient même la cime, dans tous les endroits où le hêtre mêlait aux noirs sapins ses guirlandes nouvelles. L’astre flamboyant ne dardait pas encore ses rayons dans le splendide amphithéâtre qui se déployait autour de nous, car il lui fallait gravir assez haut dans le ciel pour dépasser les crêtes orientales, mais un nuage rose, qui glissait lentement derrière la chaîne, était tout illuminé de sa gloire.

Au delà du village éparpillé de Seebach, nous atteignîmes la forêt, et le sentier devint plus rapide. Autrefois il n’y avait de sentier ni dans le Schwartzwald, ni dans les Vosges ; il fallait marcher à travers les broussailles et les grandes herbes, qui trempaient le bas de votre pantalon, quand elles ne le déchiraient pas, et emplissaient de rosée votre chaussure. La rosée est sans doute très-poétique, mais ailleurs que dans les souliers. On ne pouvait donc se passer de guêtres en cuir. Maintenant que l’on a ouvert partout des routes, à quoi servirait de calfeutrer ses jambes ? On se promène sur les montagnes comme dans un parc, avec cette différence qu’on a devant les yeux une nature libre et à demi sauvage.

Autour de nous se dressaient vers le ciel d’antiques sapins, dont les branches inférieures traînaient jusqu’à terre, et d’énormes hêtres, tantôt groupés, tantôt disséminés parmi les arbres résineux. Tous les conifères, au mois de mai, semblent mouchetés par un peintre, car leurs branches obscures ont pour extrémités de jeunes pousses du vert le plus délicat. Les bourgeons moins développés exhalent une faible et suave odeur de résine, qu’on aspire comme le parfum des fleurs. Quant au hêtre, nul arbre n’étale, après la longue mortification des hivers, une robe d’une teinte aussi charmante : ses feuilles pâles et lustrées, qui miroitent au soleil, forment avec le sombre manteau des espèces résineuses un violent contraste. Çà et là quelque bouleau, à la tige d’argent, berçait entre eux son ondoyant panache.

Et sous cette magnifique tenture, quelle décoration d’arbrisseaux et de plantes vivaces ! L’anagalis ou trèfle des montagnes formait des touffes de campanules aussi blanches que la neige ; le myrtille noir agitait au souffle du matin ses grelots roses et silencieux. Et la violette de Parme, aux tons lilas, quels bancs spacieux elle déployait sur le sol, comme des tapis de velours brodé ! Dans ces profondes solitudes, où ne passent que des bûcherons, des gardes forestiers et des promeneurs, comme rien ne trouble la végétation, les plantes ne s’éparpillent point ; on ne trouve pas ici un individu de l’espèce et là-bas un autre. Les graines qui doivent produire les générations nouvelles tombent au pied des vétérans et croissent à côté. Les jeunes plants se groupent donc en épais massifs, composent de véritables colonies, d’une prodigieuse opulence.

Nous montons cependant, et le soleil monte aussi, plongeant ses rayons à travers les branches, dorant les hauteurs qui nous font face. À mesure que nous gravissons la route sinueuse, nous traversons des gorges, des bassins, des vallées de plus en plus sauvages ; les bois s’exhaussent et leurs troncs s’élargissent. Enfin nous entendons les notes majestueuses d’un torrent qui bondit, gronde, écume, bondit et gronde encore dans un abrupt détroit, sur une pente indéfinie : sa rumeur