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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/236

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effleure ton onde stérile, passe lui-même sans faire entendre un soupir. Encaissé dans un amphithéâtre dont les pentes ont mille pieds de haut, tu sembles préparé pour quelque œuvre mystérieuse, pour servir aux conciliabules de génies moroses et funestes. C’est la nuit qu’il faudrait te voir, dans le drame des ténèbres, quand de blanches vapeurs glissent comme des fantômes sur les noirs sapins, quand la lune, comme une déesse du Nord, apparaît sur un traîneau de nuages, baigne de sa pâle lumière ta face chagrine, enveloppe les hauteurs et argente les clairières de nuances boréales.

Même en plein jour, même sous un ardent soleil, le lac Mummel étonne par sa physionomie sinistre. Il a environ une demi-lieue de tour, une forme presque circulaire et passait jadis pour insondable ; mais on a fini par en mesurer la profondeur, qui varie de soixante à soixante-dix pieds. Son lit se compose de roches nues, couleur de rouille, qui donnent à ses flots, même très-près du bord, les teintes les plus sombres. Vers l’est et vers le nord seulement, un sable jaune dessine alentour une bande d’or. Nulle plante n’y végète, pas même la mousse aquatique ; nul poisson n’y peut vivre, pas même la truite, car elle ne trouverait point de nourriture. Le fretin qu’on y a jeté est mort de froid et d’inanition. Un seul animal remue dans ces eaux funèbres, un animal étrange, une bête à l’aspect fantastique : c’est une salamandre énorme, au corps noir, taché de larges plaques d’un jaune vif ; quelques individus ont sur le dos, non-seulement des plaques, mais deux bandes irrégulières de même couleur. Avec sa large tête, ses formes de crocodile, cette livrée sépulcrale aux dures oppositions, ses gros yeux proéminents, ce reptile amphibie semble une créature échappée du sabbat.

Les conifères, qui entourent le lac, n’ont point la robuste apparence de ceux que nous avions rencontrés d’abord. Un âpre climat sévit presque toute l’année en ces régions alpestres. Durant les premiers mois de la belle saison, comme pendant les derniers, les nues qui arrosent les plaines et les terres basses, ne jettent aux éminences et aux vallées supérieures que de la neige et de la grêle, sauf quand le vent souffle du midi. Même en plein été, il n’est pas rare de voir, le matin, le sol tout blanc de givre. Les arbres ont donc un air triste et maladif ; plus de branches traînantes, plus d’épais feuillages ; les rameaux inférieurs sèchent au fur et à mesure que le tronc grandit ; toute la force vitale paraît se concentrer dans la cime, et les bois, avec leurs troncs hérissés de pousses mortes, ressemblent à des groupes de convalescents, qu’une dernière crise doit abattre. On a dépassé la zone où prospèrent encore les végétaux résineux. Quelques sapins sont rongés tout vivants par la mousse et le lichen. Il n’est donc pas une image, dans ce bassin désert, qui n’éveille un sentiment de tristesse, qui n’en fasse un emblème de désolation.

Il y a quelques années, on a bâti sur la rive occidentale, aux frais d’une société d’amateurs, une rude et solide construction, en harmonie avec le site d’alentour. C’est une grande salle carrée, dont les épaisses murailles soutiennent une lourde toiture. Les rameaux qui l’environnent et de hautes croisées en plein cintre y laissent tomber une lumière mélancolique. Point de châssis, et conséquemment point de vitres aux fenêtres : des volets massifs et une porte analogue, sans aucune trace de peinture, servent à clore l’édifice pendant la nuit, ou quand la tempête se déchaîne. La couleur noirâtre de la pierre ajoute à la tristesse du monument. Il n’y a pour siéges que des bancs rustiques le long des parois. Juste en face de l’entrée, sous un large manteau, bâille une vaste cheminée qui dévorerait sans peine plusieurs stères de bois. Quand un bûcheron, quand des chasseurs, quand un garde sont surpris par l’obscurité ou le mauvais temps, par la neige ou par une pluie torrentielle, ils trouvent un asile sûr dans le robuste monument. On ferme, si l’on peut, toutes les ouvertures, on roule près de l’âtre un bloc de pierre et on allume un grand feu. Ainsi abrité, on n’a pas à craindre la mort par le froid ou les chutes dans les abîmes, sous l’impulsion de la rafale. On devise, on conte des histoires, on regarde palpiter la flamme au bruit du vent qui siffle à travers les cloisons. Bien qu’il fît un temps superbe, je fus moi-même forcé de me blottir dans un coin. La fatigue de l’ascension m’avait trempé de sueur, et une bise glaciale me gelait sous mon manteau.

Le lac de Mummel ou de la Nixe doit ce nom à une légende populaire. On prétend que plusieurs fées des eaux l’habitaient jadis et traitaient en bonnes voisines les campagnards d’alentour. Elles leur rendaient une foule de petits services, ne leur retirant leur protection que si leurs mœurs devenaient mauvaises. Une de ces douces créatures, qui s’était laissée voir à un jeune pâtre de bonne mine, lui inspira un violent amour. Elle était d’une beauté sans pareille ; son œil affectueux, ses manières engageantes bannissaient la contrainte, exerçaient une invincible attraction ; il n’en fallait pas moins pour tempérer l’effet de sa dignité naturelle. Les deux amants se réunissaient tous les jours dans un massif d’arbustes, où ils causaient familièrement, jusqu’à ce que l’étoile du soir élevât sa lampe au-dessus de l’horizon. Le pasteur jouait avec les beaux cheveux de la fée, qui lui apprenait les plus poétiques chansons et les plus ravissantes ballades. Lorsque le signal du départ brillait à travers les rameaux, elle lui recommandait de ne pas la suivre au bord du lac et de ne point l’y venir chercher, si elle était quelques jours sans paraître. Mais ses avis furent inutiles. Deux fois de suite le berger l’ayant en vain attendue au rendez-vous, son absence lui causa une vive douleur. Ne la voyant point arriver le troisième jour, il fut pris de désespoir et courut sur la grève. Une froide bise troublait la face de l’eau, qui avait l’air de frissonner. Le jeune homme appela d’une voix inquiète l’aimable nixe. Pour toute réponse, un gémissement sortit des profondeurs du lac et une tache de sang parut à la superficie. Que se passait-il sous les flots ? Le berger fut pris d’une sueur froide : un sentiment involontaire le força de retourner chez lui, où il mourut presque aussitôt.