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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/237

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Aloyse Schreiber, qui rapporte cette tradition, l’envisage comme un symbole. Le nénufar, dit-il, que l’on nomme en allemand la rose des lacs, abonde dans celui de Mummel. Le soir, cette fleur charmante ferme sa corolle et s’enfonce sous l’eau : on croirait qu’elle va dormir loin du bruit. Le matin, elle s’éveille, ouvre ses pétales, et vient à la surface recevoir la lumière du soleil. Ce double mouvement imite celui d’une nymphe qui plonge et reparaît. La légende, en conséquence, n’aurait fait que donner une forme surnaturelle à un accident de la nature. Le poëte Schnetzler, décrivant le lac, s’exprime ainsi : « Les joncs qui le couronnent murmurent à la dérobée. » Il se félicitait probablement d’avoir trouvé cette belle image. Elle prouve, comme la dissertation d’Aloyse Schreiber, que ni l’un ni l’autre n’avait vu le Mummelsee. Jamais fleur aquatique ne s’est épanouie sur ses eaux infécondes ; jamais ses bords n’ont entendu les soupirs des joncs et des roseaux. L’imagination ici demeure au-dessous de la réalité : dans son calme éternel et sa solitude infinie, le sombre lac, stérile comme la mer Morte, est bien plus frappant, bien plus original que toutes les inventions des poëtes.

Après avoir bu un coup de vin pour nous réchauffer, nous continuâmes notre ascension par un chemin assez rapide, qui longe ou plutôt domine la grève occidentale du lac. Le bassin où il dort semblait s’approfondir à mesure que nous montions. Çà et là je remarquais avec étonnement de grosses limaces d’un jaune orangé, qui me prouvaient que dans tous les pays de la terre on s’élève en rampant. Les sinuosités de la route et les contre-forts de la Hornisgrinde nous firent bientôt perdre de vue le Mummelsee. Un quart d’heure après, nous dépassions le zone arborescente ; quelques pins pumilio formaient encore des groupes rachitiques, de simples buissons à aiguilles, entremêlés de bruyères et de roches. Nous gravissions la dernière pente de la montagne, au sommet de laquelle nous fîmes une halte.

Devant nous s’étendait à perte de vue l’immense plaine du Rhin, que le lecteur connaît déjà. Une bleuâtre vapeur, malgré l’éclat du soleil, embrumait tout le paysage. Le fleuve y dessinait une ligne d’argent, non pas continue, mais brisée d’intervalle en intervalle par les accidents du terrain, qui cachaient la brillante surface. La chaîne des Vosges se dressait au loin, comme entrevue dans un songe. La cathédrale de Strasbourg, qu’on aperçoit à des distances prodigieuses, formait une masse d’un sombre azur. Mais le vent terrible des hauteurs nous glaçait le visage et ne nous laissait aucun répit. Nous traversâmes le plateau pour nous mettre à l’abri derrière la montagne, et admirer le spectacle qui devait s’offrir aux yeux de l’autre côté. Le sommet de la Hornisgrinde étant un peu convexe, on aperçoit malaisément les deux horizons à la fois, si l’on ne monte sur la tour construite au point le plus élevé. Mais comme la porte se trouvait close, le donjon bâti pour les curieux nous fut inutile. Je ne me souciais guère de l’escalader, au surplus ; ce qui me préoccupait, c’était le sol même que nous foulions : il était couvert d’une mousse grisâtre si profonde, que je n’en avais jamais vu de pareille. Je crois bien qu’on y aurait enfoncé d’un demi-mètre, si l’on n’avait pris garde où l’on marchait, et au-dessous on eût trouvé un terrain vaseux. Ce n’est pas cette triste végétation qui tapisse les sommets des Vosges ; les hautes terres, dans la région des plantes vivaces, composent habituellement une prairie embaumée, où le bétail broute une herbe fortifiante, où les clochettes des troupeaux tintent de vagues mélodies. Je ne sais pourquoi beaucoup de cimes, dans la Forêt-Noire, présentent un autre aspect[1]. Tout au plus y trouve-t-on quelques myrtilles à baies rouges, la bruyère des marais, l’andromède élégante, qui, de ses fleurs roses, égaye un peu la solitude, et la canneberge échevelée, qui rampe au sommet de la mousse.

Quand j’eus terminé mes observations botaniques, nous descendîmes de quelques mètres sur le versant oriental. Quel changement de spectacle ! Une fée, de sa baguette magique, n’aurait pu mettre en opposition des tableaux plus différents : si, à l’ouest, toutes les formes semblaient nager dans une brume aux tons pâles, vers l’orient le paysage n’offrait que sombres teintes, et les lignes s’accusaient avec une netteté admirable ; pas une nue dans le ciel, pas une traînée de brouillard sur les pentes et dans les vallons : un soleil éclatant illuminait la perspective. La montagne où je prenais du repos, son prolongement vers le nord, spacieuse arête qu’on nomme la Longue-Grinde, au midi les hauteurs du Rossbühl et la majestueuse épine dorsale du Kniebis dessinent un vaste amphithéâtre, un hémicycle immense et régulier, ouvert à l’est comme pour recevoir les premiers rayons lumineux. Des sommets moins élevés, mais encore d’une taille imposante, fourmillent dans le bassin qu’environne la chaîne semi-circulaire. Et toutes ces éminences, tous leurs plateaux, leurs caps, leurs versants, et le labyrinthe de vallons qui les sépare, sont couverts de sapins et de mélèzes au feuillage obscur. C’est un imposant et magnifique spectacle, une houle, une tempête de sombres flots. Elle ondule sans changer de couleur et d’aspect jusqu’aux dernières limites de l’horizon ; elle justifie complétement le terme de Forêt-Noire, appliqué depuis si longtemps au pays tout entier.

Le témoignage de mes yeux aurait pu me faire croire que c’était une forêt déserte. Aussi loin que portaient mes regards, je n’apercevais ni une ville, ni un bourg, ni un hameau, ni un chalet, ni une maison de garde. Il y avait assurément des habitations humaines, et en grand nombre, dans ce massif austère ; mais la disposition du terrain me les cachait absolument ; je ne voyais pas une toiture, pas même un jardin : les parages les moins fréquentés de l’Amérique septentrionale ne m’auraient pas offert l’image d’une plus complète solitude. Au fond d’une vallée, sur la gauche, près d’un herbage qui formait une longue bande de vert printanier, nous découvrîmes plusieurs bûcherons qui nous hélèrent

  1. Cela tient probablement à ce qu’un noyau de granit ou de porphyre empêche l’infiltration des eaux, quand vient la fonte des neiges.