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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/238

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d’une cadence tyrolienne, à laquelle nous répondîmes joyeusement. À côté de nous, des plaques de neige éblouissante formaient contraste avec le paysage et en relevaient les teintes foncées, qui n’avaient pas besoin de ce supplément. Pour achever le tableau, pour le couronner d’une poésie sublime, nos regards, dans la direction du midi, couraient librement sur toute la chaîne de la Forêt-Noire, jusqu’à la cime chauve du Feldberg, la plus haute du Schwartzwald, située juste à quinze lieues de nous. Elle était couverte de neige, et l’on distinguait parfaitement les arêtes dénudées de la montagne. Quelques géants voisins, comme le Belchen, avaient aussi la tête blanchie par les derniers frimas de l’hiver.

Admirez maintenant les combinaisons de la politique : cet amphithéâtre que la nature a si bien placé au cœur de la Forêt-Noire, qui n’aurait jamais dû être séparé du Kniebis et de la Hornisgrinde, on l’en a détaché ; l’hémicycle fait partie du grand-duché de Bade, l’encaissement se trouve dans le royaume de Wurtemberg. Jamais la confusion allemande n’a bravé d’une manière plus audacieuse les lois géographiques.

Cependant la marche, l’air pur des hautes régions, les alternatives du chaud et du froid nous avaient aiguisé l’appétit. Mon guide ouvrit le sac et en tira les provisions ; c’était un pauvre tailleur, aux formes grêles, au teint pâle, qui avait été charmé de faire une promenade avec moi, en gagnant plus que son travail ne lui eût rapporté pendant le même espace de temps. Il avait de très-bonnes manières et le regard expressif des hommes qui sont nés intelligents. Hélas ! ses facultés ne lui avaient pas servi à grand’chose dans un village ! Il cousait des redingotes de toile noire, doublées en toile écrue : la façon ne devait pas lui être payée bien cher, et il avait six enfants ! Comme ses cheveux grisonnaient, d’ailleurs, dame fortune, qui aime la jeunesse, ne pouvait plus l’enrichir par une de ses capricieuses lubies. Peu lui importait, au reste : il était habitué à son humble condition. Mais, ainsi que tout homme, il avait son infortune secrète, et, pendant que nous mangions, il me la confia. Son métier ne lui plaisait point : il aurait voulu être menuisier. Voyant sa frêle organisation, ses parents ne le lui avaient pas permis. À son âge, le pauvre montagnard le regrettait encore : il avait le cœur gros, me disait-il, chaque fois qu’il passait devant l’atelier où un homme plus heureux que lui sciait, rabotait, ajustait des planches. C’était là son rêve, son idéal : un autre en jouissait !

Pour le consoler, j’ouvris la seconde bouteille, que nous vidâmes jusqu’à la dernière goutte.

Du haut de la Hornisgrinde, on peut avec un bon conducteur descendre dans la vallée de la Mourg, une des plus belles de la Forêt-Noire, mais il vaut mieux passer par la vieille abbaye de Tous-les-Saints, monument en ruine qui achève de crouler pierre à pierre et où je comptais me rendre le lendemain. Il fallait d’abord retourner au village d’Ottenhœfen. Mon guide eut l’obligeance de me ramener par un autre chemin, où de nouveaux paysages me firent oublier la longueur de la route.


IV


Deux ruisseaux qui jaillissent des flancs de la Hornisgrinde, la Mourg blanche et la Mourg noire, forment en se réunissant la Mourg proprement dite. Elle sillonne une vallée profonde et tortueuse, célèbre par la diversité de ses aspects et le charme de ses points de vue. Les torrents primitifs coulent dans des gorges moins sauvages que ne le sont d’habitude les défilés des hautes terres. Deux hameaux ont pu s’établir dans cette zone, à l’endroit même où les deux sources confondent leurs eaux limpides et un peu plus bas, Oberthal, Mittelthal. Bientôt on aperçoit Reichenbach et une série d’autres villages, qui augmentent d’importance, à mesure qu’on s’éloigne des hautes cimes. La vallée garde toujours un air calme, une expression de champêtre aménité, pour ainsi dire, avec le profond tapis de ses herbages, la splendide tenture de ses vieilles forêts. Au-dessous de Forbach seulement son caractère change : elle devient plus sinueuse, plus pittoresque et, en même temps, plus féconde. Pressée dans un lit de roches vivement dessinées, la Mourg écume, gémit et gronde. Partout on découvre des granges rustiques, en planches de sapin noircies par l’action de l’atmosphère, où l’on emmagasine le foin ; partout des ruisseaux qui murmurent et sautillent viennent rejoindre le courant central ; partout, sur les pentes de la vallée-mère et des vallées accessoires, tintent les clochettes des bouvillons et des génisses. Çà et là le paysage prend une physionomie sévère, farouche même ; les blocs de gneiss, de porphyre, de basalte ou de granit s’accumulent, forment des gradins, des corniches, des tribunes naturelles, se veloutent de pariétaires, de mousses, de lichens, se hérissent de noirs sapins. Quelques masses de rochers imitent un gigantesque château fort. Puis le travail de l’homme reparaît, des indices nombreux dénotent l’activité de la population. Tantôt le voyageur aperçoit un gracieux village, éparpillé sur un plateau, dans un couloir, dans un bassin que les deux chaînes de hauteurs décrivent en s’éloignant l’une de l’autre ; tantôt, c’est une petite ville, une ferme, une scierie mécanique, une vacherie autour de laquelle traînent les nuages. Ici, la Mourg ou quelqu’un de ses affluents tourne la rouse d’un moulin à huile ; là, en tordant de jeunes pins, les flots préparent dans une fabrique des câbles grossiers, pour unir l’une à l’autre les pièces de bois dont on compose les radeaux ; ailleurs, résonnent les marteaux d’une forge, les cheminées d’une verrerie vomissent des flammes et des étincelles. Plus loin, fument les cônes des charbonnières, les tuyaux des cabanes où l’on prépare la poix, où bouillonne le goudron, où cuit la résine. Mais ces vulgaires industries n’ôtent rien à la grâce, à la fraîcheur du vallon. La nature les enveloppe de sa magie et de son luxe. Elle drape de pariétaires, de saxifrages les bâtiments qui