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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/244

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délabré murmure comme un lai plaintif au moindre vent qui les effleure. Dans l’herbe, des tombes éparses, monuments commémoratifs oubliés, pieux souvenirs auxquels nul ne s’intéresse. Une de ces dalles fixa mon attention ; elle avait pour but de rappeler un nom et de constater une date :

CONDIDIT HAS ÆDES ABBAS EX ORDINE PRIMUS,
DICTUS ANASTASIUS, PRÆSUL IN ORBE PIUS.
MDCLXIX.

« Anastase, le premier supérieur qui eut le titre d’abbé, fameux dans tout l’univers par sa dévotion, a construit cet édifice en 1669. »

Il s’agit non pas de l’église, mais d’un autre bâtiment élevé par le digne prélat, célèbre jadis dans tout l’univers, inconnu maintenant du monde entier !

Un avis placardé sur les ruines me fit sourire : « MM. les voyageurs sont avertis de prendre garde aux pierres qui tombent et aux murs qui s’écroulent. »

Je voudrais bien savoir comment on peut se préserver d’un pan de mur qui vous tombe sur la tête.

D’après un dessin à la plume qui orne le salon de l’auberge, dessin fait par un successeur d’Anastase, l’abbé Félise, on voit que l’abbaye se composait de monuments nombreux et considérables. Outre l’église en forme de croix, il y avait un cloître avec un préau, une salle capitulaire, une résidence pour l’abbé, un collége pour les étudiants, une infirmerie, des ateliers pour tous les objets que les moines faisaient fabriquer sur place, un abattoir, de vastes cuisines, un bûcher, des étables, un moulin à planches et une hôtellerie pour les visiteurs ou pour les voyageurs attardés. Bref, c’était un monde en petit, une sorte de ville claustrale, qui se suffisait à elle-même. Les religieux pouvaient fermer leurs portes et dire : « Nous n’ayons besoin de personne. » La demeure de l’abbé se trouvait à part, en face de l’énorme pâté de constructions que formaient tous ces corps de logis, et entourée d’un petit jardin clos, avec une balustrade et une grille sur le devant, dont les restes subsistent encore. Plus loin, derrière les bâtiments d’exploitation, au midi et près du torrent, il y avait un potager garni de fleurs, où l’on descendait par un large escalier : un pavillon placé au bord de l’eau, qui fait une chute en cet endroit, permettait de rêver… ou de dormir, au bruit monotone de la cascade. Cette partie agreste de l’ancien établissement a été conservée.

Au-dessous du jardin, une magnifique avenue, qui longe le Grindenbach, servait de promenoir aux habitants de la colonie religieuse, car c’était une véritable colonie, dont les membres ne devaient pas monter à moins d’une centaine. On ne peut guère imaginer un lieu plus charmant de causerie et d’indolent exercice. Mais tout à coup le terrain leur manquait ; le flot limpide tombe dans une gorge escarpée, où il n’y avait plus moyen de le suivre, si l’on n’avait le pied leste et l’agilité d’un chasseur. Là, en effet, commencent les plus belles chutes de la Forêt-Noire, qu’on appelle les Cascades de Tous-les-Saints, où les Sept-Cuves. De nos jours seulement on les a rendues d’un accès facile, en creusant des gradins, en plaçant des escaliers, en pratiquant des terrasses sur les bords. Ce devait être jadis un endroit mystérieux, que presque personne ne connaissait : la plupart des curieux s’arrêtaient devant le gouffre, prêtant l’oreille au fracas prolongé des chutes, qui forment une guirlande écumante. À droite et à gauche se dressent des roches perpendiculaires de granit et de porphyre, qui ont la tournure la plus hardie et l’aspect le plus pittoresque. Sur leurs anfractuosités, dans leurs crevasses, des sapins ont pris racine contre toutes les vraisemblances. On dirait des assiégeants téméraires, escaladant une forteresse. Quelques-uns sortent du rocher dans le sens horizontal, puis se dressent tout à coup vers le ciel, en longeant la paroi et en s’effilant, comme tous les arbres malingres qui cherchent la lumière. D’étroites plates-formes, n’ayant qu’un pouce ou deux de terre végétale, déguisée sous le lichen et la mousse, ont reçu et fait germer des graines de conifères ; mais heurtant bientôt de leurs racines l’impénétrable roc, les jeunes plantes n’ont pu se développer ; elles qui seraient devenues des colosses, si la nourriture ne leur manquait pas, se trouvent réduites, faute d’aliment, à la taille la plus mesquine : elles atteignent deux ou trois pieds de haut, puis s’arrêtent. Peut-être grandissent-elles d’un pouce ou deux chaque année. Elles forment ainsi des bocages nains et parsemés de fleurs, qui ressemblent à des jardins d’enfants. Ailleurs, d’interminables ronces balancent contre la pierre obscure leurs verdoyants festons. Il y a un endroit où les deux murs se rapprochent tellement qu’on a baptisé cette partie de la gorge le Saut-du-Cavalier. On prétend qu’un reître suédois, poursuivi par les Impériaux, lança son cheval et d’un bond franchit le détroit. Ayant bien examiné le lieu, je déclare le fait impossible ; mais la foule a voulu exprimer au moyen de cette anecdote quelle faible distance sépare les rochers.

Les cascades d’Allerheiligen sont au nombre de dix ; on les appelle les Sept-Cuves, parce que les sept chutes les plus fortes ont creusé des bassins là où elles tombent, où elles recueillent un moment leurs flots, pour se lancer dans de nouvelles aventures. Tous les effets que nous avons admirés au couloir de Gottschlœg, nous les retrouvons ici, mais plus accentués, plus frappants : les colonnes d’eau ont quinze pieds de hauteur, au lieu de cinq ou six. Et comme le détroit serpente, elles prennent des allures diverses, forment des nappes ondoyantes ou des chevelures d’écume. La troisième, qui bouillonne ainsi dans toute sa longueur, est une des plus belles ; la cinquième se tord comme un flot diluvien ; la sixième projette avec audace ses ondes blanchissantes. La septième et la huitième se précipitent comme des furieuses dans le gouffre. La neuvième rencontre une espèce d’abside, partage d’abord ses eaux, puis les réunit gravement et les épanche dans un bassin presque régulier, qu’on appelle le Büttenloch. Çà et là une plate-forme permet de dominer une ou deux chutes. Le torrent fait