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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/245

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un dernier bond, puis retrouve le calme, non pas un calme absolu, mais celui que permettent les pentes rapides des hautes terres.

Presque en haut de la gorge s’ouvre une espèce de caverne, dont les deux parois forment au sommet un angle aigu : on l’a baptisée la Grotte des Bohémiens, par suite d’une légende qui s’y rattache.

L’École d’Allerheiligen était devenue célèbre dans toute l’Allemagne et même à l’étranger, en sorte qu’on briguait l’honneur d’y achever ses études. Parmi les élèves qu’instruisaient les doctes moines, il y avait un jeune homme distingué de Strasbourg, qui aimait beaucoup la nature sauvage des environs et allait souvent rêver près des cascades. Un jour qu’il suivait les flots tumultueux, il vit sortir de la grotte une jeune fille d’une rare beauté. Elle faisait partie d’une troupe de Bohémiens, logés depuis peu dans ce rude asile. Pendant que Walther la contemplait comme fasciné, une voix, sortant de la grotte, l’appela par son nom : « Elmy ! Elmy ! »

Je vous laisse à penser si le lendemain et les jours suivants le jeune homme alla se promener du côté des chutes ! Comme c’était un beau garçon, il plut à la belle fille, et quand on se plaît mutuellement, on ne tarde pas à s’entendre. Walther n’avait point parlé de mariage, mais il était si ravi de son bonheur inattendu qu’il promit à la Bohémienne de l’épouser, et même confirma sa promesse, en lui donnant un anneau d’or. Elmy le garda non-seulement comme un témoignage d’amour, mais comme une sorte de talisman, car sa grand’mère, qui prédisait l’avenir selon l’usage de sa tribu, lui avait déclaré que tout son bonheur dépendait de ce bijou. Aussi ne pouvait-elle se lasser de le regarder. Un jour, par malheur, qu’elle l’avait ôté de son doigt et l’examinait au soleil, puis le baisait comme une relique, un corbeau fondit sur elle, enleva la bague et la porta dans une fente des roches inaccessibles qui dominent le torrent. Elmy désolée jetait des cris de désespoir, se tordait les mains et inondait de larmes ses belles joues, quand l’étudiant survint. Elle lui conta sa mésaventure, et le jeune homme tâcha de calmer sa douleur. Mais elle répétait toujours qu’elle ne pouvait plus espérer de bonheur sur la terre.

« N’est-ce que cela ? dit l’amant passionné. Avec l’aide de mes camarades, je saurai bien reprendre à l’insolent corbeau l’objet qu’il a volé. Calme-toi ! une seule de tes larmes est plus précieuse que tous les joyaux du monde. »

Effrayée de ce dessein, la Bohémienne se repentit alors d’avoir exprimé de si violents regrets. Par ses discours, ses regards suppliants et ses caresses, elle fit tous ses efforts pour dissuader Walther d’une si périlleuse tentative. Le jeune homme sembla effectivement y renoncer ; mais ce n’était qu’une feinte, car il voulait tranquilliser Elmy sur l’avenir et lui donner une nouvelle preuve de tendresse.

Le lendemain, elle se promenait devant la grotte, quand elle entendit une rumeur au-dessus de sa tête. Levant les yeux, elle vit avec effroi l’imprudent Walther, que ses camarades descendaient le long de la paroi, au moyen d’une corde. Elle garda le silence pour ne pas Le troubler, et, le cœur palpitant, le suivit du regard. Il était arrivé près du nid, allait reprendre l’anneau, quand soudain le corde se rompit. La Bohémienne poussa un cri d’horreur : le jeune homme tomba dans le précipice, où son corps fut brisé ; il n’eut pas même, avant de mourir, le temps d’adresser à Elmy un suprême adieu. La jeune fille perdit connaissance ; il fallut beaucoup de temps pour la tirer de cette mort passagère, mais quand on la ranima, hélas ! elle n’avait plus sa raison. « L’anneau, l’anneau ! la mort, la mort ! » disait-elle sans cesse, et elle regardait ses doigts, elle y cherchait la bague fatale. Puis, se levant tout à coup, elle penchait la tête en arrière, semblait chercher des yeux dans le ciel le malheureux étudiant ; et comme si elle voyait chaque fois se reproduire l’affreuse scène, elle jetait presque aussitôt un cri effroyable et tombait en syncope. Un jour, la crise fut si violente qu’elle termina son supplice en terminant sa vie.

Telle est la tradition par laquelle on explique le nom donné à la Grotte des Bohémiens.

Pour retourner à l’auberge d’Allerheiligen, je pris un sentier, sur la droite du torrent, qui grimpe parmi les roches et les vieilles forêts. Il me mena si haut que je n’entendais même plus le bruit des cascades. Mais le site majestueux, déployé autour de moi, m’empêchait d’y songer. Il y a un balcon naturel, d’où on aperçoit au loin, dans les profondeurs, toute la vallée du Lierbach. Il faut une heure pour parcourir ce chemin, avec l’allure d’un homme affairé ; mais pourquoi presser le pas, au milieu de sites charmants, où abondent les raretés végétales ? Ce fut là que je retrouvai enfin l’athamante, avec sa petite ombelle de fleurs argentées, son feuillage d’une délicatesse inouïe, aussi fin qu’un duvet, et son odeur embaumée. IL faisait déjà sombre que je marchais encore : bientôt la lune monta derrière les flèches obscures des sapins, et les nuages lui formèrent comme un trône de nacre et d’opale, d’où elle semblait présider au spectacle merveilleux de la nuit.

J’aurais pu, le lendemain, me diriger vers le Kniebis, mais c’est un massif compact et peu accidenté, dont une grande route suit la crête. Je le connaissais d’ailleurs, je l’avais vu dans les conditions les plus poétiques, dans toute la pompe lugubre de l’hiver. Par une triste nuit du mois de décembre, je marchais en toute hâte vers Freudenstadt. Une neige épaisse couvrait la terre, et de larges flocons tombaient silencieusement. Nulle étoile n’égayait la funèbre obscurité du ciel. Cette morne et pâle, et vague lueur, qui flotte encore dans l’air le plus ténébreux, me laissait à peine distinguer l’immense linceul de la campagne. Les bises chantaient l’hymne des morts sur la nature ensevelie. Ce ne fut pas sans un extrême plaisir que j’aperçus au loin les lumières clignotantes de la ville, et mon plaisir redoubla quand je fus assis devant un bon feu, dans une auberge conve-