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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/248

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on dirait un sénat de géants. Graves, sombres, immobiles, les colosses paraissent méditer sur le sort du monde. Plus on considère ces majestueux vétérans, moins on peut croire qu’ils ne délibèrent pas dans la solitude, et l’on appréhende, jusqu’à un certain point, de troubler leurs méditations.

Pendant une lieue au moins, on ne rencontre pas un chalet, on ne voit aucune trace de culture. La route domine quelquefois de très-haut le torrent, à ciel nu, et serpente quelquefois à travers d’épais bocages, aux senteurs résineuses. Les sapins, en légions pressées, occupent toute la gorge, et alors c’est seulement au loin, derrière leurs colonnades, dans une ombre crépusculaire, qu’on voit le Lierbach entrelacer les mailles de ses guipures d’argent. La vallée cependant continue à s’élargir : une habitation isolée apparaît çà et là, ou quelque scierie mécanique. Ce n’est pas, comme on pourrait le croire, un établissement considérable, où fonctionnent de nombreux employés. Deux hommes, le chef et un auxiliaire, suffisent au travail. Une roue et l’eau du torrent meuvent toute la machine. Sous un hangar spacieux se trouve logé ce qu’on nomme le chariot, espèce de camion sur lequel on attache un tronc d’arbre écorcé. L’impulsion qui élève et abaisse une grande scie, fait avancer en même temps le véhicule sous les dents métalliques. C’est une combinaison très-simple et très-puissante. L’arbre est saisi, fendu, réduit en planches avec une force et une régularité extraordinaires. Au hangar confine toujours une maison qu’habitent le scieur (sæger), sa femme et son acolyte.

Ces demeures occupent en général les situations les plus charmantes, les plus pittoresques. Bâties loin des villages et des hameaux, elles forment dans la solitude des ermitages industriels. Comme on le pense bien, elles animent toujours le fond d’une vallée, où serpente un abondant ruisseau. Les forêts et les montagnes dressent alentour leurs verdoyants étages. Le bruit de la roue, de la scie et de l’eau qui tombe en cascade éplorée, se mêle au murmure du vent, aux cris de l’émouchet, aux mélodieux accords des bois. L’usine fonctionne nuit et jour, car on ne veut pas laisser perdre la force d’impulsion que fournit le torrent. Les deux montagnards se succèdent en conséquence et veillent à tour de rôle sur la machine. Tant que l’obscurité enveloppe notre hémisphère, une lampe brille sous le hangar pour éclairer le travail, et ses rayons, qui s’allongent au dehors, produisent un effet mystérieux, quand on les aperçoit de loin à travers les ténèbres, au milieu d’un site original et désert.

Les voyageurs attardés, les habitants surpris par un orage n’ont souvent pas d’autres lieux de refuge que les constructions où la scie géante dépèce les vieux arbres. Je m’y suis abrité moi-même bien des fois, quand les nuages semblaient accourir de tous les points du ciel, comme des conjurés à un sinistre rendez-vous.

Enfin vous apercevons un village, le Buikenhof, situé de Ja façon la plus pittoresque. Niché dans une espèce de berceau latéral, fort élevé au-dessus du Lierbach, il inspire un profond sentiment de calme et de solitude. Le terrain séquestré du monde où il éparpille ses lourdes maisons, semble mieux approprié à une tribu de castors qu’à une phalange humaine. Cette espèce de corbeille, en s’inclinant, atteint un groupe de rochers, qui s’élève tout seul au milieu du vallon principal et offre quelque similitude avec un monument gothique. On a comparé ses formes pyramidales à une toiture environnée de clochetons, et, par suite, on l’a baptisé la Roche-Église. Au sommet, une grande croix domine un autel, où, le jour de la fête, on célèbre en plein air l’office divin. Une légende explique la figure de ce massif pierreux, car les légendes expliquent tout. Ce qu’il y a d’indubitable, c’est qu’il produit dans le paysage un excellent effet.

Un peu plus bas, les montagnes s’arrondissent, perdent de leur caractère, et l’on continuerait à descendre, comme les flots de la Lier, avec une certaine indifférence, si tout à coup, par-dessus la chaîne de droite, on ne voyait grandir dans le ciel les majestueux sommets du Rossbühl et du Kniebis. Leurs masses imposantes raniment soudain le paysage, comme au théâtre une scène imprévue ranime un drame. Il est presque impossible de ne pas attribuer à ces Titans une vie personnelle, de ne pas croire qu’ils vous regardent du haut de leur accablante supériorité. On dirait même que ces fils de la terre communiquent avec le ciel par un secret langage. Puis le Mosswald se dresse au bas du vallon, éminence solitaire, qui a exactement la forme d’un gigantesque amphithéâtre.

À ses pieds coule la Rench, où tombe le Lierbach, et s’étale Oppenau, que la rivière traverse. Oppenau est une petite ville d’une physionomie originale. La porte gothique sous laquelle on passe en arrivant de l’est, prouve qu’elle était jadis fortifiée. Elle doit effectivement sa naissance aux Romains, qui avaient établi en ce lieu une citadelle (oppidum), et conserva pendant tout le moyen âge l’importance d’une place militaire. Le titre de ville cependant ne lui fut pas octroyé avant le quatorzième siècle. Ayant appartenu d’abord aux seigneurs de Urach-Fürstenberg, elle devint la propriété des moines d’Allerheiligen, qui la cédèrent à l’évêque de Strasbourg. On n’y voit guère que des maisons à pignons communs ou à pignons en auvent, qui terminent si bien une façade et paraissent la coiffer d’un bonnet. Elle aurait sans contredit une bien autre tournure encore, si Louis XIV ne l’avait fait saccager en 1689. La grande rue est très-propre, mais d’autres rues, hélas ! soulèvent le cœur. M’étant par hasard engagé dans une voie latérale, où coule un ruisseau détourné de la Rench, mes yeux et mon nez furent saisis d’indignation. C’était un spectacle rebutant et une odeur affreuse. Les maisons qui donnent sur la grande rue, ont là des pièces ouvertes comme le sont beaucoup d’ateliers et d’entrepôts. Elles servent de cours, de laboratoires, de réceptacles pour les immondices. Les charcutiers, les bouchers, les mégissiers, les teinturiers y exécutent les opérations les plus sales de leur profession ; les latrines y coulent, des pourceaux y vivent dans l’ordure, on y entasse les re-