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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/249

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buts et les fumiers. Ces cloaques forment la seule perspective des maisons situées en face ; les portes, les fenêtres basses ou hautes, ne montrent pas d’autre vue aux locataires. Et eux-mêmes croupissent dans une impureté presque aussi nauséabonde. La saleté de quelques-uns de ces citadins peut faire concurrence à la saleté bretonne et à la saleté des villageois qui grouillent dans les Alpes françaises. Quelle existence doivent mener les infectes populations que ne choquent point des miasmes révoltants, une malpropreté contre nature ? Quelles idées peuvent germer dans les esprits, quels sentiments dans les cœurs, au milieu d’une atmosphère pareille ? Et de vastes prairies, des plateaux, des montagnes, des terrains spacieux et incultes environnent les fétides repaires ! Ayant demandé s’ils abritaient des juifs, on me répondit que toutes ces demeures étaient habitées par des catholiques aussi dévots que crasseux.

Dégoûté, scandalisé, écœuré, je sortis de la ville en longeant le cours tumultueux de la Rench et aspirant à pleins poumons l’air embaumé de la campagne. Une marche rapide me fit atteindre en une heure le village de Lautenbach, où je m’arrêtai devant une église qui borde la grande rue et me promettait quelque plaisir d’amateur. On l’a nommée, je ne sais pourquoi, Notre-Dame de Bon Conseil (Maria zum guten Rath). Une porte ogivale, surmontée d’une fenêtre encadrée dans un pignon, y donne accès. L’extérieur du monument a quelque élégance, mais n’est pas d’un bon style. Au-dessus de l’entrée on lit l’inscription suivante : Anno Domini LXXI pridie kal. Augusti inceptum est hoc edificium 1471 (L’an du Seigneur 1471, la veille des calendes d’août, fut commencé cet édifice). Or, il faut savoir que les bâtiments d’Allerheiligen ayant été brûlés en 1470, le quatorzième prieur, Rorhard von Neuenstein, fit élever non-seulement l’église de Lautenbach, mais la construction monastique située auprès, pour y loger les cénobites : une partie de cette construction sert maintenant de presbytère. Le climat étant beaucoup plus doux à Lautenbach que sur le Sohlberg, le prieur Magistri, comme nous l’avons raconté, voulut y établir définitivement les religieux, et y serait parvenu sans leur ferme opposition.

L’église de Lautenbach a la forme le plus souvent répétée au delà du Rhin, c’est-à-dire qu’elle se compose d’une abside en ogive et d’une nef quadrilatérale. Un jubé sépare le chœur de l’enceinte réservée aux fidèles. Les vitraux portent les armoiries des bienfaiteurs du couvent ; les ducs de Bavière, les évêques de Strasbourg, les margraves de Bade, les seigneurs de Staufenberg, de Schauenstein, de Neuenstein, etc. Mais ce qu’on remarque d’abord, c’est une chapelle située à droite, petit monument tout à fait clos, bâti dans un plus grand et muni de vitrages, comme s’il se dressait en plein air. On y voit beaucoup de pieds, de mains, de bras, de mâchoires en cire et de tableaux votifs, car c’est un lieu célèbre de pèlerinage. L’architecture appartient au gothique de l’extrême décadence. Il paraît que l’église d’Einsiedeln, en Suisse, renferme une construction analogue.

Beaucoup plus curieux que ce petit monument sont les tableaux du seizième siècle, dont l’église est décorée au maître-autel et sur deux autels secondaires, qui flanquent la porte du jubé. Un des panneaux, que nous signalerons tout à l’heure, offre la date de 1523. Des sculptures dorées occupent le milieu du maître-autel et représentent la Vierge entre les deux saint Jean. Mais l’intérieur des vantaux est décoré de scènes peintes, divisant chaque panneau en deux compartiments : l’Adoration du Christ nouveau-né, la Circoncision, l’Épiphanie et la Présentation au temple. Ce ne sont pas des œuvres sans mérite, tant s’en faut, et même, comme productions allemandes, ce sont des travaux remarquables. Ici donc se reproduit un phénomène que j’ai signalé plusieurs fois dans mon Histoire de la Peinture flamande. Ce phénomène, c’est que les écoles d’Allemagne ont suivi lentement et de loin les écoles des Pays-Bas, en sorte que l’art germanique, relativement aux dernières, a toujours la physionomie d’un art provincial. Certains procédés attestent même, comme à Lautenbach, le goût suranné des peintres allemands. Ainsi, les personnages ont des nimbes d’or plein, auxquels les Flamands avaient renoncé depuis un siècle, et les baies des édifices, au lieu de laisser la vue planer sur la campagne ou sur une ville, sont obstruées par des plaques d’or. Saint Joseph, dans la Circoncision, tient le Christ enfant suspendu en l’air par les deux bras, et le Messie écarte les jambes au-dessus d’un bassin ; le grand prêtre, assis devant le jeune Dieu, lui fait l’opération avec un rasoir. Les artistes néerlandais, en 1523, n’auraient point si gauchement composé la scène. Le prince nègre, habillé tout en blanc, porte le manteau et les autres vêtements à la mode sous François Ier, ce qui produit le plus singulier effet.

L’extérieur des volets figure aussi quatre épisodes : L’Annonciation, la Nativité du Christ, la Visitation, la Mort de la Vierge. Sur ces quatre morceaux qui paraissent avoir été dessinés postérieurement aux images précédentes, il y a non-seulement des intérieurs d’édifices, mais des vues champêtres substituées au fond d’or. Si c’est un progrès comme méthode, la pauvreté de la facture lui enlève toute importance. Le paysage qui orne la Visitation est aussi incomplet, aussi primitif que ceux des miniatures enluminées au quatorzième siècle et ceux de Melchior Broederlin, conservés à Dijon. Les scènes extérieures offrent aussi quelques types heureux, comme la tête de la Vierge et celle de l’ange dans l’Annonciation. Elles révèlent, en fait de composition, la même inexpérience que les images intérieures. La Nativité de Jésus fait sourire : on y voit au lit la fille de Sion, qui vient d’accoucher ; à sa gauche, une femme tient un vase plein d’eau et une éponge ; à droite, une seconde femme porte sur ses bras le petit Emmanuel. À genoux, au pied du lit, saint Joseph semble émerveillé de posséder un fils ; il adore le mystère qu’il a vu s’accomplir. Un personnage de dimensions plus petites, également à genoux, doit être le portrait du donateur.