Aller au contenu

Page:Le Tour du monde - 16.djvu/252

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sentent saint Martin, l’évêque saint Wolfgang, saint Jacques de Compostelle et saint Antoine. Ce sont des sculptures très-bien faites, où abondent dans les chairs ces détails que les maîtres seuls ont l’art d’observer et le talent de reproduire. On ignore malheureusement quel statuaire les a fouillées de son habile ciseau ; personne, du moins, n’a pris la peine de chercher son nom dans les archives de l’abbaye. Par le même motif, on ignore celui du peintre. À l’extérieur des ailes, saint Martin, donnant la moitié de son manteau, et saint Wolfgang, portant une église d’une main, une hache de l’autre, ne dépassent point la zone du médiocre et n’égalent pas les autres sujets.

De Lautenbach, après avoir suivi pendant quarante minutes les bords de la Rench et le pied des collines, on atteint la petite ville commerçante et industrielle d’Oberkirch, où se tient chaque semaine un grand marché. Ses principales rues et ses belles places étaient encombrées d’échoppes, de denrées agricoles et de paysans, spectacle toujours agréable, car il inspire l’idée du bien-être, de l’aisance et de la gaieté. Quand on voit tant de légumes, de viandes, de fruits, de grains, de fromages et d’autres provisions accumulés autour de soi, on se persuade que l’abondance règne partout, qu’il y a là de quoi nourrir des populations entières. Pour les villageois aux costumes bariolés, qui sont venus des pays d’alentour, c’est d’ailleurs une espèce de fête qu’un jour de marché. On cause, on rit, on apprend les nouvelles, on mange mieux que d’habitude, on boit un coup de plus, et la bonne humeur empourpre tous les visages. L’hôtel de la Poste, avec son ample façade, avec ses beaux tilleuls, a un air engageant qui porte aussi aux idées joyeuses et donne envie de faire un bon repas. On demande alors du markgræfter et on s’anime un peu en le dégustant. C’est le vin du Margraviat, du territoire situé en face de Fribourg, et le meilleur que produise le grand duché de Bade. Ensuite, on rôde gaiement dans la ville, que l’on trouve beaucoup plus belle, dont on admire çà et là les antiques maisons avec leurs escaliers, leurs balcons, leurs galeries de bois. Mais, comme cet examen ne demande pas beaucoup de temps et qu’à l’extrémité de certaines rues on voit se dresser au loin, sur une colline, le manoir de Schauenbourg, on prend aussitôt le parti d’aller visiter ces ruines. Ce sont les plus fréquentées du pays de Bade peut-être : comme elles se trouvent juste en face de Strasbourg, nombre d’Alsaciens y viennent en partie de plaisir. Une route bien entretenue y conduit. Ce château avait jadis une assez grande importance, car il appartenait, avec son domaine, à la puissante famille princière des Zæringhen. Il fut apporté en dot par Luitgarde, fille de Berthold II, au comte palatin Gottfried de Calw, dont la fille, nommée Uta de Schauenbourg, le transmit au duc Welf VI. Cette noble dame nous intéresserait peu, si elle n’avait fait construire l’abbaye de Tous-les-Saints, comme on l’a vu plus haut, et confié à un âne le soin de choisir l’emplacement du monastère. Une ancienne famille, à laquelle ce manoir fut donné en fief par les comtes d’Eberstein, existe encore et a même emprunté son nom au château, puisque l’aîné s’intitule baron de Schauenbourg. L’antique demeure n’est plus qu’une ruine, auprès de laquelle un fermier a construit sa métairie, semant des choux et de l’orge, plantant de la vigne autour des murs jadis redoutés. L’adroit campagnard a mis sa cense à l’abri dans une sorte de tranchée ou de ravin, qui entoure, comme une fortification naturelle, la butte que couronne le vieux logis féodal. Son intention unique a été de protéger contre les vents son agreste demeure ; entouré d’une simple haie, il y dort plus paisible que les seigneurs de Schauenbourg dans leur sourcilleux donjon.

Les ruines ont encore une assez belle apparence. Deux hautes tours empanachées d’arbrisseaux, l’une ayant la vue du côté des montagnes, l’autre du côté de la plaine, d’anciens corps de logis, de vieilles murailles y forment une masse pittoresque. Ces débris appartiennent, je crois, à une société d’amateurs, qui ont fait tracer un jardin alentour et dans l’enceinte même que forment les restes délabrés. Des pelouses, des fleurs, des arbrisseaux de choix mêlent aux pierres noircies par le temps de fraîches couleurs, aux tragiques souvenirs de riantes idées. On peut là rêver à son aise, s’asseoir sur un banc, admirer comme du haut d’un observatoire l’immense paysage, et si la mature se met en colère, si l’on est surpris par une bourrasque, on trouve un asile tout près, dans quelque salle abandonnée. Une de ces violences subites me força justement de chercher un abri. Pendant les vingt premiers jours de mai, nous avions eu les chaleurs du mois de juin, un ciel resplendissant et un soleil inexorable. Mais, depuis le matin, l’atmosphère prenait des tons louches ; quelques nuages traînaient çà et là, comme des rôdeurs de mauvaise mine. Enfin, tandis que j’examinais le verdoyant manoir, l’orage qui couvait dans l’air parut décidé à faire une esclandre. À travers les rayons du soleil, une large nuée, de forme semi-circulaire, précédée par une sorte d’écharpe blanche, arrivait de l’Alsace, comme la moitié d’un immense disque. Quelques vapeurs éparses dessinaient une frange au devant. Derrière la bande de couleur claire, une masse épaisse, obscure, terrible à voir, flottait lourdement et apportait la nuit avec elle. Je n’eus que le temps de me réfugier dans une petite pièce voûtée en ogive et de m’asseoir dans l’embrasure d’une étroite fenêtre, sur un des bancs de pierre où les nobles dames cherchaient à tromper leur ennui, en regardant au dehors. Un vent furieux agita bientôt les arbres, qui se penchaient comme pour esquiver la tempête, s’inclinaient l’un vers l’autre et semblaient se tordre avec désespoir. L’ombre arrivait, noircissait la campagne : la lumière disparut si complétement qu’il aurait été impossible de lire. La pluie commença par de larges gouttes, augmenta de minute en minute, ne tarda point à former un vrai déluge. Chassée presque horizontalement, elle paraissait ne pouvoir tomber, et ne touchait le sol que pour rejaillir en humide poussière. Les troisièmes plans de la perspective, puis les seconds, s’é-