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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/253

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taient effacés : une sorte de brouillard mobile enveloppait même les objets les plus voisins. Les tonnerres en fureur parcouraient le ciel dans toute son étendue, semblaient se chercher, se provoquer, s’élancer l’un vers l’autre et se heurter au milieu de l’espace, comme de lourds escadrons. Des serpents, des zigzags, des rinceaux de feu sillonnaient les ténèbres. Ils montraient vaguement les routes métamorphosées en torrents bourbeux. Au fracas qui grondait sans relâche, à l’incessante fulguration des éclairs, on aurait pu croire qu’une immense batterie céleste foudroyait, comme dans le Paradis perdu, les bataillons des anges rebelles.

Tout cela me paraissait fort beau, mais ce qui m’intéressait moins, c’étaient les hurlements frénétiques de l’orage sous les voûtes du manoir désolé, le bruit des pierres que le vent arrachait aux murailles, qui tombaient par les étages entr’ouverts ou bondissaient sur les décombres. Ignorant jusqu’à quel point le temps avait ébranlé le monument séculaire, je ne savais pas non plus quelle force de résistance il pouvait opposer au déchaînement de la rafale. Sans être timide, on n’envisage pas avec plaisir la chance de recevoir sur la tête la moitié d’une tour, ni même le quart. Mais le château eut le bon esprit de se tenir ferme dans sa cuirasse de granit, et son adversaire, épuisé par ses efforts mêmes, cessa peu à peu la lutte. Le soleil reparut triomphant au bord des nuages disposés en sombre guirlande, comme ces figures de saints ou de divinités que les peintres groupent autour des coupoles.

En un pays de plaines, après une si terrible averse, j’aurais péniblement regagné mon logis, en piétinant dans la boue. Mais les montagnes égouttent vite leurs pentes. Il me suffit d’attendre un quart d’heure pour avoir à ma disposition des chemins qui ruisselaient modérément et pour retourner sans trop de gêne à Oberkirch, où les hôtels, les brasseries, les moindres bouchons regorgeaient de paysans, que l’orage avait contraints de s’y abriter. Ils n’étaient pas tristes, je vous jure ; après avoir mangé force veau et force bœuf, ils dégustaient force bière et force vin, pour opposer aux flots du ciel des liquides moins débilitants. Il était cinq heures et demie du soir ; je me divertis dans mon auberge à regarder ces joyeuses figures ; à écouter les propos enjoués qui bourdonnaient autour de moi. Les paysans du Schwartzwald sont gais, narquois et malins, en sorte qu’ils n’inspirent jamais la mélancolie. Ayant fait une bonne journée d’exploration, je remis au lendemain une promenade qu’on m’avait recommandée.

Il s’agissait d’aller voir dans un charmant district, sur le haut d’une petite montagne, près de Waldulm, une curiosité que les uns jugent naturelle, que les autres estiment produite par la main de l’homme. Quelques individus l’ont réputée un monument druidique. Ayant vu nombre de dolmens, de galgals, de barrows, de menhirs dans la Bretagne et près de Saumur, je comptais bien pouvoir émettre une opinion positive. En effet, lorsque j’eus gravi l’éminence, à travers une sombre forêt de sapins, et que du crépuscule des rameaux je sortis en pleine lumière devant les pitons énigmatiques, leur aspect me donna la certitude que ce n’était pas une œuvre des Gaëls. Je reconnus aussitôt les dents d’un rocher calcaire dénudé par les pluies. Aucune de leurs formes n’accuse le travail d’une population celtique. C’est un jeu, un caprice de la nature, qui a dressé des clochetons sur ce pinacle solitaire. Une assise tombée de la plus haute flèche s’est arrêtée à mi-chemin, entre le principal obélisque et l’aiguille voisine, imitant une porte avec son linteau, ou l’entrée d’un dolmen : il suffit néanmoins d’un coup d’œil pour se persuader que le hasard a tout fait, que le calcul n’est pour rien dans cette espièglerie lapidaire.

D’étape en étape, j’avais décrit un cercle et j’étais revenu presque à mon point de départ : entre Waldulm et Achern, il n’y a guère que cinq quarts de lieue. Le chemin de fer badois était peu éloigné, car je voyais flotter dans la plaine le panache de la locomotive. Je m’acheminai donc tranquillement vers la prochaine station, où je demandai un billet pour Emmendingen.


VII


Avant d’aborder les montagnes groupées autour du Feldberg, le massif le plus important de la Forêt-Noire, il est indispensable d’étudier la race à laquelle le sort a fait don de cette opulente contrée.

Les habitants du Schwarztwald ont eu sur la manière dont la France a jugé les populations transrhénanes une action énorme et tout à fait inconnue. Le nom même par lequel nous désignons l’ancienne Germanie est emprunté aux pasteurs de cette région bucolique. Sauf pour les Français, il n’y a point de contrée en Europe qui s’appelle l’Allemagne. Nos voisins de l’est nomment Teutonie les provinces qu’ils habitent (Teutschland) et s’appellent eux-mêmes Teutons (Deutschen, Teutschen). Les mots Allemagne et Allemands viennent de la tribu des Allemænner (en latin Alemanni), cantonnée dans la Forêt-Noire. Pendant la seconde moitié du cinquième siècle, ils étendirent très-loin leur puissance, occupèrent la vallée du Rhin jusqu’aux plaines de Cologne, envahirent la Suisse, le Tyrol et la Bavière. Comme ils étaient les Teutons les plus voisins de la Gaule, comme ils en bordaient presque toutes les limites orientales, les Gaulois prirent cette peuplade, devenue grande comme une nation, pour la totalité de la race germanique. Et non-seulement ils appliquèrent à celle-ci le terme qui désignait la tribu, mais ils s’en formèrent une idée générale d’après le type, les aptitudes et les penchants qui distinguent la population particulière du Schwartzwald. Cette variété de l’espèce humaine a la taille haute, la poitrine forte, une constitution robuste, les yeux bleus, les cheveux blonds, le face charnue, le teint vermeil. Adonnés presque entièrement à la vie pastorale, ils ont la simplicité, le calme, la douceur, l’enjouement que produit ce mode d’existence paisible et solitaire. Bien autres sont les formes, les goûts, les pro-