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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/256

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une sérénité limpide. Des milliers de vaches, de génisses et de bouvillons, disséminés dans les prairies, agitaient au loin leurs clochettes. Elles résonnaient sur tous les tons et formaient des gammes tantôt vives, tantôt mélancoliques. On ne pouvait mieux commencer une excursion dans un district pastoral, qui est une perpétuelle églogue.

Après une nuit passée à Schopfheim, petite ville industrieuse où prospèrent de grandes fabriques, je me trouvai en pleine idylle. Devenue plus étroite, la vallée était plus pittoresque. Mais, si riante la veille au soir, sa physionomie avait bien changé. Lorsque l’air est froid, les collines restent ordinairement voilées jusqu’à midi. Les nuages produisent alors de singuliers effets ; ils ne descendent point assez bas pour raser la terre, mais flottent dans une région moyenne, à cent cinquante pieds environ. L’œil distingue nettement ce qui ne dépasse point cette limite ; au delà, les objets deviennent confus. Leurs nuances pâlissent d’abord, leurs contours s’effacent ensuite ; il vous semble découvrir une magique apparition. Les forêts immobiles sous cette vapeur ont l’air du séjour qu’habitent les âmes, du royaume surnaturel que gouverne Odin. L’atmosphère, pressée entre le sol, les nuages et les montagnes, repose dans un lugubre silence. On n’entend que la chansonnette du bouvreuil et l’exclamation farouche des oiseaux de proie.

Deux jours de marche me conduisirent à la petite ville de Todtenau, ou Prairie des morts, qui était, il y a trente ans, une simple bourgade. Mais le commerce et l’industrie l’ont développée. Les mines d’argent que l’on découvrit dans le voisinage, au treizième siècle, y attirèrent d’abord une certaine population, malgré la rudesse du climat, le lieu étant élevé à 700 mètres au-dessus du niveau de la mer. Depuis lors, la fabrication des brosses, qui occupe maintenant trois mille personnes, a entretenu le prospérité de la ville. Deux filatures de laine, des forges, une manufacture de papier y pompent aussi l’argent des basses terres. À Todtenau, la vallée cesse, et des hauteurs escarpées entourent les maisons de toutes parts. Dans l’auberge de la Poste, où je m’arrêtai, je voyais de ma chambre des vaches qui paissaient une prairie en pente, à huit ou neuf cents pieds au-dessus de ma tête. Là, il me fallut demander un guide, pour me conduire, par des sentiers extrêmement rudes, au sommet du Feldberg, la plus haute montagne de la Forêt-Noire (4 650 pieds d’élévation, en mesures françaises). À six heures, nous quittions l’hôtel.

Qu’il était beau de voir les rochers, les précipices, les herbages et les flèches des sapins resplendir aux clartés de l’aurore ! Le silence du soir a toujours quelque chose de morne et de triste ; la paix du matin, au contraire, est si sereine et si douce, les idées se développent alors avec tant de liberté, qu’à voir les objets immobiles, pendant que la vie se réveille plus active en nous-mêmes, nous regardons parfois le monde extérieur comme une création de notre fantaisie. Un incident néanmoins troublait mon enthousiasme : les hautes montagnes avaient leur cime plongée dans des flots de vapeurs, qui, au sommet du Feldberg, formaient une couche plus large et plus épaisse. Le soleil ou le vent dissiperait-il ces nuages, qui menaçaient de me cacher entièrement la perspective, quand j’aurais atteint le but de ma course ? On m’assura que les colosses allaient bientôt dégager leur tête, et nous continuâmes de gravir par un chemin sinueux. Le montagnard eut la prévenance de me faire passer, près de Laubisfelsen, devant une cascade peu abondante, mais d’une hauteur prodigieuse, car elle tombe de 318 pieds : elle a perdu la moitié de son poids en humide poussière, quand elle frappe le sol. Nous traversâmes le petit village animé de Todtnauberg, un des plus élevés qu’il y ait dans la Forêt-Noire. Puis nous montâmes, nous montâmes, pendant je ne sais combien de temps. Le brouillard, qui enveloppait les hautes coupoles, bien loin de disparaître, descendait peu à peu vers nous : il finit par nous envelopper.

Après une heure et demie de marche, le guide m’arrêta et me dit :

« Nous sommes arrivés.

— Je vous crois sur parole ; mais le brouillard m’aveugle.

— Un peu de patience : vous allez voir dans un quart d’heure.

— Donnez-moi mon manteau : il fait un froid terrible. »

Je m’enveloppai le mieux que je pus, et j’attendis avec la résignation d’un voyageur. Une rosée d’une extrême abondance avait trempé notre chaussure et le bas de nos pantalons.

Au bout de dix minutes, il me sembla que le brouillard devenait plus diaphane et que le soleil commençait à le dorer.

« Faites attention, me dit le guide : le nuage va quitter la montagne. »

À peine avait-il fini de parler que la vapeur se détacha, pour ainsi dire, de la terre, avec une extrême lenteur. Je vis d’abord plus nettement mes pieds et le sol qui nous portait. Puis le voile, plus transparent, me laissa découvrir des pentes, des plateaux, d’immenses vallées toutes resplendissantes de soleil. La brume néanmoins continuait à former une barre, qui me cachait les cimes des montagnes. Mais le paysage, ainsi limité, avait une apparence plus magnifique. L’œil ne pouvant mesurer les hauteurs, l’imagination leur supposait une stature indéfinie. Un monde éclatant, prodigieux et vague, m’apparaissait à travers une brume d’or, sous un colossal velarium. Et le nuage montait, montait toujours, laissant le regard embrasser un horizon de plus en plus vaste. C’était exactement comme une toile de théâtre, qui se levait sur un magnifique décor. Nos jambes, notre buste, puis notre tête sortirent graduellement de la vapeur ; la tenture impalpable continua de s’élever, de s’amoindrir, et ne forma bientôt plus dans le ciel qu’un nuage insignifiant. Les cimes nues et les forêts, les lacs, les vallons, les rochers s’accusèrent par des lignes d’une précision admirable.