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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/257

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« Par ma foi ! c’est vraiment beau, dit le montagnard.

— J’aimais mieux le spectacle de tout à l’heure, dans son indécision merveilleuse, » lui répondis-je.

Et le dialogue en resta là, le paysage ayant plus d’intérêt que ce que nous aurions pu dire.

Non-seulement toutes les montagnes du Schwartzwald fourmillaient autour de nous, mais par delà cette prodigieuse armée, aux sombres costumes, se dressaient dans le lointain, comme de blanches apparitions, les cimes neigeuses des Alpes. On découvrait la chaîne éblouissante depuis le Glœrnisch, à l’est, jusqu’au massif de Mont-Blanc, à l’ouest. Entre ces deux points extrêmes, le Tœdi, Le Scherhorn, Le Titlis, les Triftenhœrner, le sombre Pic de l’Aar.les Pics de La Terreur, la Jungfrau, la Blumlisalp et une foule d’autres sommets moins élevés dentelaient le splendide bandeau. Plus près de nous, le Schauinslaud, le Belchen, large, sombre, morose, le Blauen, le Hochkopf, l’Herzogenhorn et le Hochfirst arrondissaient leurs coupoles, dessinaient leurs arêtes, leurs cônes obtus et leurs profondes cannelures ; dans l’intervalle se creusaient, ainsi que des tranchées immenses, les vallées de Münster, de la Wiese, de Saint-Blaise et de la Schwarzach, bigarrées par les teintes diverses des bois et des prairies. Les espaces situés à notre gauche semblaient former la région des lacs : on y voyait dans son encaissement de rocs le Feldsee, dans leurs bassins plus spacieux le lac Titi et le lac des Sanglots (Schuchsee), qui, sous les vapeurs traînant à leur surface, ressemblaient exactement à des nappes de plomb fondu ; puis, bien loin, bien loin, au dernier plan de la perspective, brillait faiblement le lac de Constance. Çà et là quelques restes de brouillard flottaient sur les pentes, ternissaient la verdure des bois, se condensaient peu à peu, quittaient enfin le sol et montaient dans les airs comme de glorieuses assomptions. À droite, on découvrait non-seulement la vallée du Rhin, mais la chaîne des Vosges et même celle du Jura. L’horizon qu’embrassait le regard avait soixante lieues de diamètre.

Comme j’étais absorbé dans la contemplation de cette vue et saisi d’enthousiasme, le guide me tira par le bras.

« Maintenant, me dit-il, regardez l’autre côté du paysage, nous descendrons quand vous aurez fini. »

Habitué aux spectacles des montagnes, le villageois comptait les minutes. Sans lui répondre un mot, je me tournai vers le nord. La perspective, quoique moins vaste et moins admirable, était encore de nature à fasciner les yeux et l’esprit. Juste au-dessous de nos pieds s’ouvrait, comme un abîme, le val d’Enfer. Par delà cette galerie profonde et ténébreuse, le Kandel, le Hornberg, le Hünensedel, d’innombrables hauteurs se pressaient ainsi qu’une population de géants. Et aux dernières limites de l’horizon, le Kniebis profilait sur le ciel son épais massif, amoindri et pâli par la distance.

« Nous pourrions descendre maintenant, si cela vous était agréable, marmotta le guide au bout de quelques minutes.

— Avez-vous une affaire qui vous presse ?

— Je dois aller voir une parente à Schœnau : ce n’est point une affaire, si vous voulez ; pourtant j’ai besoin de m’entendre avec elle, et me voilà bien détourné de ma route. Il faut d’ailleurs que je vous mette dans votre chemin. Vous ne connaissez pas du tout les sentiers ?

— Pas le moins du monde.

— Diable ! je serai obligé de vous conduire assez loin. Ne tardons pas davantage.

— Laissez-moi d’abord examiner le lieu où nous sommes ; après, je vous suivrai. »

Le Felberg a pour sommet une assez longue arête, complétement nue[1] ; mais à mesure que l’on descend, la surface se tapisse de plantes rares et de fleurs curieuses. Maint botaniste a entrepris le voyage de la Forêt-Noire pour les étudier. Dès qu’elles brodent la terre de folles arabesques, on entend résonner les clochettes des bestiaux. Les notes qu’elles donnent sont calculées de manière à ne jamais former de gammes discordantes. Les pâturages les plus élevés du Feldberg nourrissent deux mille têtes de bétail. Et comme les nuits sont très-froides, on a construit pour les bouviers des chalets rustiques, pour les troupeaux de vastes étables. Les pasteurs des Vosges n’emmènent sur les hautes prairies que des vaches ; il faut non-seulement les surveiller, mais les traire deux fois par jour, et avec leur lait confectionner tous les matins du fromage de Gruyère. Ce n’est pas un travail bien pénible, mais c’est un travail ; les pâtres de la Forêt-Noire vivent dans une complète indolence. Ils gardent seulement des bouvillons et des génisses, et pourvu qu’ils les écartent des endroits dangereux, qu’ils les fassent rentrer le soir, ils peuvent muser tout le jour. Les habitants du Schwartzwald ne fabriquent point de fromage : ils élèvent des bestiaux pour la vente, et le prix de cette denrée augmentant chaque hiver, ou peu s’en faut, ils sont riches. On laisse les vaches au bas de la montagne, dans les villes et les villages, leur lait ne servant qu’aux besoins de la population. Des troupeaux énormes de bœufs et de génisses traversent tous les ans le Rhin et ont l’honneur d’être dévorés par les Français.

Comme nous descendions, nous allions très-vite ; nous atteignîmes bientôt, en conséquence, le détroit sauvage où dort le Feldsee, petit lac circulaire, d’un aspect funèbre comme le Mummelsee. Des roches à pic l’environnent, le gardent, pour ainsi dire, et le rendent inabordable de plusieurs côtés. Cette rude enceinte, la profondeur des eaux, la sombre couleur des pins mugho, des sapins et des mélèzes qui hérissent les pentes voisines, donnent au bassin entier une expression lugubre.

  1. Depuis ma première ascension au Feldberg, on a construit près de la cime un restaurant, et sur la crête même une tour qui a quarante pieds de haut ; la tour fut élevée en 1856, par les cantons de Fribourg, de Saint-Blaise et de Schœnau pour servir de monument commémoratif au mariage du grand-duc Frédéric avec la princesse Louise, fille du roi de Prusse qui règne encore.