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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/258

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Une foule de végétaux ont des formes singulières qui excitent l’attention du voyageur. Le myrtille des marais porte élégamment ses fruits d’un bleu sombre, la bétoine des montagnes déploie sa large fleur d’or au sommet d’une tige velue, l’arbousier traînant couvre les rochers d’une verdure éternelle, la camarine à baies noires les enveloppe de ses rameaux touffus, la gentiane d’azur s’épanouit près de la bruyère rose, et l’arnica embaumé ouvre sa coupe d’argent près de la renoncule scélérate, dont les émanations suffisent pour provoquer l’éternument et les larmes. La nature montre là, comme ailleurs, l’inépuisable variété de ses combinaisons. Mais son luxe n’égaye pas la sombre nappe. Ces eaux, toujours immobiles, toujours silencieuses, que ne moire pas la plus faible ride, inspirent une idée de mort et comme un sentiment de désolation. Les bergers qui les ont vues en ont été frappés : suivant une tradition populaire, des esprits funestes sont enchaînés dans l’abîme par un sortilége, et on les entend gémir le soir ou pendant la nuit. Quelques villageois superstitieux font même encore des cérémonies magiques, pour emprisonner sous l’onde sépulcrale les mauvais génies dont ils se croient persécutés.

Le Gutach, ruisseau qu’épanche le Feldberg, entretient ce lac, situé à 3 710 pieds au-dessus du niveau de la mer ; il en sort un peu grossi et roule d’abord en silence, puis avec fracas, dans une gorge déserte. Nous cheminions sous de majestueuses forêts, depuis une heure et demie environ, lorsque nous aperçûmes au loin le second lac formé par le torrent. Ayant rencontré des éboulis de pierres, des fonds marécageux, qui avaient mis notre patience à l’épreuve, j’étais un peu fatigué. Comme le détroit s’élargissait, revêtait une physionomie moins austère, j’émis l’opinion que nous ferions bien de prendre quelque repos.

« Pas ici, me répliqua le guide ; nous allons rencontrer tout à l’heure une kneipe, où vous pourrez non-seulement vous reposer, mais boire un verre de vin blanc. Là, je vous ferai mes adieux. Vous ne pourrez plus vous tromper de route.

— Comme il vous plaira. »

Cinq ou six minutes après, nous atteignîmes effectivement un chalet des plus rustiques, devant lequel se dressait une longue perche, munie de bâtons transversaux, qui dessinaient la forme d’un if : ce signal, peint de couleurs diverses, annonce au loin, sur les croupes et les plateaux du Schwartzwald, une auberge isolée.

Je pris un peu de vin blanc, comme me l’avait conseillé mon guide ; pour lui, ce fut du schnaps qu’il demanda. L’hôte, d’un air flegmatique, lui en apporta le quart d’un grand verre.

« Vous n’allez pas boire cette quantité de liqueur, lui dis-je ; vous auriez bientôt perdu la raison, et je ne saurais plus comment me diriger.

— Pas difficile. Vous allez trouver tout à l’heure une route : elle mène au bord du lac, à Saig ; elle mène… vous le verrez bien.

— Sans doute, je le verrai bien ; mais me conduira-t-elle où je veux aller

— Exactement.

— Je puis me passer de vous ?

— Je ne vous serais utile à rien.

— Je vous quitte donc et vous laisse savourer votre schnaps. »

Ayant payé la dépense, je me mis en route.

L’antique forêt dont le montagnard avait détourné mon attention, et qui se déployait autour de l’auberge comme un temple immense, aux innombrables colonnes, m’eut bientôt fait oublier tous les incidents du jour. Il me fallut seulement quelques minutes de marche pour atteindre la route que m’avait signalée le guide : elle me conduisit au sommet d’un mamelon, d’où ma vue plongea sur le Titisee. Il forme une nappe ovale, large d’un kilomètre et longue de trois. Des hauteurs boisées ou d’un aspect sévère entourent ses bords. Moins sauvage, moins lugubre que le Feldsee, il produit encore une austère impression. Abritée par les hauteurs voisines contre les attaques des vents, son onde sommeille dans une immobilité léthargique. Ici l’homme n’a point laissé de traces : aucun bruit n’interrompt l’éternel silence, hors la plainte monotone de quelques sources. Les vallées lacustres des hautes terres sont vraiment le séjour de la réflexion, de la paix et de la mélancolie ; nul autre site ne convient mieux au penseur et au poëte, qui préfèrent communément la nature à la société. La nature ne leur offre que des images nobles et gracieuses, ne leur suggère que des idées fortes ou charmantes, ne les entretient que de vastes questions ou de problèmes délicats ; elle les met toujours en face de l’Être sans bornes, de l’immensité, de l’éternité. Quand ils regardent un brin d’herbe, la force de végétation qui l’anime, ses rapports avec l’ordre entier des choses, plongent immédiatement leur pensée dans l’infini. Les discours de presque tous les hommes rabaissent, au contraire, l’intelligence : ils ne trahissent le plus souvent que de grossiers besoins, de mesquines passions, de vils calculs ; ils montrent la force des préjugés, la faiblesse de la raison, l’empire de l’ignorance et la dépravation des cœurs. L’âme se dilate, comme la poitrine, dans l’air frais des campagnes, sous l’azur illimité du ciel.

À l’extrémité du lac Titi, la route monte vers le hameau de Saig, en passant près d’une ferme isolée qu’on nomme le Seebauern ; si l’on se retourne pendant qu’on gravit le chemin tortueux, on a une vue magnifique du lac, dominé non-seulement par les éminences voisines, mais par les plateaux et les crêtes du Feldberg. De Saig même, la perspective est plus belle encore, et le regard s’élance jusqu’aux profondes tranchées du Val d’Enfer.

À partir de Saig, je pressai le pas, afin d’arriver le soir même au village d’Oberlenzkirch. Ce ne fut pas sans effort que j’y réussis. Lorsque j’entrai dans l’hôtel de la Poste, j’étais excédé de fatigue.

Oberlenzkirch, où les hivers sont très-rudes, où il a fallu garnir les maisons de doubles fenêtres, car il est