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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/264

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LA FORÊT-NOIRE,


PAR M. ALFRED MICHIELS[1].


1867. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


VIII (suite).


Le porche de la cathédrale de Fribourg semble une réminiscence des atrium ou avant-salles, où les cathéchumènes se tenaient, pendant les cérémonies auxquelles ils n’avaient pas encore le droit d’assister. Les statues qui s’y pressent le mettent au nombre des plus belles constructions de l’art gothique ; une rangée de statues en fait le tour ; quatre gorges pleines de rois, de reines et de saints, décorent les voussoirs de la porte : trois bas-reliefs, subdivisés en cinq, se développent dans le tympan. Je ne veux ni les expliquer, ni les décrire : un volume ne suffirait pas, si l’on entreprenait le détail d’une aussi vaste église.

La portion la plus brillante de la tour est son immense flèche ; elle atteint la hauteur de 356 pieds. Lorsqu’on a dépassé l’étage où les cloches silencieuses attendent une légère commotion pour déchaîner leur tempête sur la ville, on arrive à une plate-forme octogone. Huit croisées gigantesques vous inondent de lumière. Directement au-dessus et sans que la moindre cloison le sépare des fenêtres, un cône prodigieux semble monter à perte de vue. Le dedans est tout à fait évidé ; on se trouve sous un obélisque diaphane de cent cinquante pieds de haut. Les parois sont festonnées de rosaces et d’autres ornements à jour. L’illusion de la perspective accroît l’étendue réelle de cette flèche merveilleuse. On dirait que l’aiguille traverse les nues et plonge au fond du ciel,

L’intérieur de l’église ne fait point honte à son admirable couronnement. Presque tous Les vitraux ayant été conservés, la lumière se teint de leurs nuances et forme sous les voûtes un crépuscule mélancolique. Ceux de la nef attestent la prospérité des anciennes confréries. Leurs bases portent les armes des divers métiers. On distingue les instruments dont se servaient les maçons, les boulangers, les cordonniers, les serruriers, les meuniers et les vignerons. Quelques fenêtres sont des présents individuels, une sorte d’épitaphe radieuse, qui garde le souvenir des donateurs. Si la commune a déployé ses emblèmes dans les nefs latérales, les nobles ont suspendu leurs armoiries autour du chœur. Parmi ces signes d’une vaniteuse piété, on remarque les blasons et les noms de Charles-Quint, de Ferdinand, son frère, et de Maximilien II. La cathédrale possède en outre de magnifiques tableaux dus à Baldung Grün et à Holbein le jeune. Les reliquaires, les ostensoirs, les calices, les statues des saints en or et en argent abondent dans le trésor.

Fribourg a 19 000 habitants ; elle possède une vieille et célèbre université, qui date de 1456, compte trente-cinq professeurs et quatre à cinq cents élèves. C’est là que réside l’archevêque du grand diocèse formé par le duché de Bade et le royaume de Würtemberg ; le séminaire catholique est entretenu aux frais des deux gouvernements. Le clergé orthodoxe de la Forêt-Noire n’est pas à plaindre, la domination autrichienne lui ayant fait sa part et employé tous les moyens pour exciter le zèle religieux des populations. Dans le duché seulement, il a gardé de son ancienne opulence, ou thésaurisé sous le nouveau régime, un capital de 30 426 000 fl. en biens-fonds et autres valeurs (65 415 900 francs), à quoi il faut ajouter les propriétés personnelles et les richesses inconnues : Dieu sait à quel chiffre elles peuvent monter ! L’église évangélique ne possède que 10 691 000 florins ou 22 985 650 francs, mais comme elle n’a pas plus de cinq cents ministres, cette fortune qui assure 1 800 francs de revenu à chacun d’eux, ne permet point de s’attendrir sur leur sort.

Dans la vallée dont Fribourg occupe et semble fermer l’entrée, chemine la Dreisam, rivière abondante, aux flots tumultueux et limpides. Quand on a suivi ses bords pendant quelques minutes, le détroit s’élargit et forme un bassin verdoyant, où des hauteurs boisées cernent de frais pâturages. On a trouvé si beau cet amphithéâtre naturel qu’on l’a surnommé le Paradis. Mais bientôt les éminences se rapprochent et ne laissent qu’un étroit défilé entre leurs murailles à pic. Debout à l’entrée de ce couloir, sur une immense roche perpendiculaire, le château ruiné de Falkenstein se dresse au milieu d’une sombre verdure, comme le fantôme des anciens jours. Il devait être construit de matériaux bien solides, car il fut pris et incendié par la population de Fribourg en 1390. Il servait alors de résidence à l’avide seigneur de Falkenstein, à ses frères et à ses fils. Du haut de leur manoir, ils guettaient les voyageurs pour les dépouiller. La châtelaine elle-même les épiait par la fenêtre d’une tourelle.

Du Paradis nous entrons maintenant dans la Vallée d’Enfer. On nomme ainsi la gorge étroite, où la route et la Dreisam peuvent à peine se glisser côte-à-côte. Les masses rocheuses qui les emprisonnent se dressent comme des murailles géantes. Çà et là un contre-fort semble les soutenir, un bloc saillant imite un bastion ou une tour engagée ; d’autres s’effilent en pyramides au sommet des parois. Le ciel ne forme qu’un mince ruban d’azur au-dessus de votre tête, et l’on dirait à

  1. Suite et fin. — Voy. pages 209, 225 et 241.