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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/265

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chaque minute que les deux montagnes vont vous barrer le chemin. Toutes sortes de plantes, d’arbustes, de grands arbres même ont pris racines dans les anfractuosités de la pierre, en drapent les parois, ou couronnent fièrement les pinacles. On nomme le Saut du Cerf la partie la plus étroite du couloir, comme si un cerf avait bondi d’un escarpement à l’autre. La gorge ayant été baptisée le Val d’Enfer, pour continuer la métaphore on nomme en cet endroit le torrent Hœllenbach, c’est-à-dire Ruisseau d’Enfer. Malgré ces titres lugubres, le voyageur n’éprouve aucun effroi ; il admire tranquillement la sombre galerie, aux pittoresques effets, et en sort après une marche d’un quart d’heure.

à l’issue, il rencontre une maison de forme assez originale. Une sorte de perron, avec une balustrade en bois et un seul escalier, longe la façade, mène à la porte du logis, abritée contre les vents, la pluie et la neige par un agreste corridor. Sur l’estrade, un Christ en bois peint occupe toute la hauteur de la muraille ; à droite et à gauche, sur des tablettes, deux vases de fleurs attestent par surcroît la piété des habitants. C’est encore un souvenir de la domination autrichienne, un indice frappant de l’extrême dévotion importée, puis entretenue par les jésuites dans le midi de la Forêt-Noire. Beaucoup d’autres signes la manifestent. Le long des routes, on observe des piliers en pierre, où quelque tailleur d’images a sculpté une barbare figure de la Vierge ; au-dessous, on lit cette inscription : « Gott zu ehren, — durch Maria sein lob zu vermehren » (Pour honorer Dieu, pour accroître sa gloire par l’entremise de Marie) ; plus bas, dans un second encadrement, sont gravés les noms des personnes qui ont fait élever le stèle agreste et qui, presque toujours, formaient un couple superstitieux. Dans plusieurs villages se dressent de grandes croix, avec des statuettes, avec tous les emblèmes de la Passion.

Le col s’élargit ensuite, monte peu à peu, nous conduit en des parages que nous avons déjà visités. Nous revoyons le lac Titi, Saig, Lenzkirch, puis nous descendons vers Bonndorf et Stühlingen. De temps en temps, spectacle sublime, la chaîne des Alpes s’offre à nous par une échappée de vue. Nous atteignons enfin le canton de Schaffhouse, qui occupe les derniers gradins de la Forêt-Noire, et nous entrons dans la ville.

Ce territoire et cette commune, situés sur la rive droite du Rhin, eussent toujours dû suivre les destinées du Schwartzwald, former avec ses groupes montagneux un tout indissoluble : le pays entier n’a que six lieues de long et trois de large. Mais la politique en a décidé autrement. L’oppression autrichienne révolta les pasteurs et les mariniers, auxquels le voisinage de la Suisse affranchie inspirait un violent amour de la liberté. Profitant d’une occasion, ils échappèrent à la cour de Vienne, en payant la somme pour laquelle Louis de Bavière avait engagé le fief et la population. Ils se donnèrent en 1481 une constitution qui les a régis quatre siècle durant, s’allièrent aux belliqueux défenseurs des Alpes, luttèrent vaillamment contre la Ligue souabe avec la République et obtinrent d’y être admis en 1501 : ils formèrent le douzième canton.

La ville de Schaffhouse doit sa naissance à des huttes de bateliers, à des hangars construits pour abriter les marchandises que les rapides et la chute du Rhin forçaient de débarquer en cet endroit (Schif-hausen). Favorisé par cette circonstance, le hameau ne tarda point à se développer, à former un bourg. Vers le milieu du treizième siècle, Éberhard le Saint, comte de Nellenbourg, fonda tout auprès un vaste monastère, qu’il gratifia de revenus considérables, et qu’il nomma l’abbaye de Tous-les-Saints (Allerheiligen). Elle groupa sous ses murailles de nouvelles familles, et peu à peu le chef de la congrégation devint le seigneur temporel de la commune, qui s’éleva au rang de cité. Elle s’abrita derrière des remparts et des fossés, pendant le treizième siècle, et fut alors déclarée ville impériale, en même temps qu’elle obtenait de nombreux priviléges. Nous venons de conter le reste de son histoire : elle a maintenant près de 9 000 habitants, et se glorifie d’avoir donné le jour au célèbre écrivain Jean de Muller.

Elle intéresse le voyageur par son aspect gothique, par sa vieille enceinte bardée de hautes tours, par ses six portes en ogive, par la forme antique et l’élégance de ses maisons. Celles qui bordent le fleuve et trempent leurs pieds dans l’eau, produisent l’effet le plus pittoresque. On admire les bâtiments qui environnent la place du marché, qui projettent au dehors leurs tourelles et leurs cabinets suspendus. La fontaine que semble garder un chevalier debout, l’épée au côté, ayant près de lui son écu, date de la Renaissance. Les monuments les plus visités, les plus dignes de l’être, sont l’ancienne église abbatiale de Tous-les-Saints, bâtie de 1090 à 1104, dont les constructions primitives subsistent encore en partie, et le château de l’Unnoth, appelé quelquefois Munnoth, reste curieux de l’architecture militaire pendant le moyen âge. Son origine est très-ancienne : on prétend que la grosse tour fut élevée pendant le douzième siècle, à l’époque ou le comte Adalbert de Morsbourg était vidame du monastère. Une plainte adressée à l’empereur Conrad III, en 1145, déclare inutile de bâtir un pareil monument, Ohnenoth ; de là peut-être le nom qu’il porte. Presque toute la citadelle néanmoins ne remonte pas plus haut que le début du seizième siècle. De remarquables efforts y ont été faits pour la mettre en harmonie avec le nouvel art militaire. Comme elle est d’ailleurs très-bien conservée, que l’on n’a pas abattu un seul de ses ouvrages, elle mérite au plus haut point l’attention : il faudrait aller loin pour trouver dans le même état une forteresse de la même époque, et ce n’est pas en France qu’on la découvrirait.


IX


Un autre point par où l’on aborde souvent le massif du Feldberg, c’est la vallée de l’Elz, au pied du Kandel, montagne de 1 295 mètres. Ce fut le chemin que je