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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/268

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Quel usage les chanoinesses firent-elles de leurs loisirs et de leurs revenus ? La chronique ne le dit pas, quoiqu’il fût très-intéressant de le savoir. Ce qu’il y a de positif, c’est que les nobles dames se ruinèrent, qu’elles furent obligées de vendre leurs domaines et Waldkirch au gouvernement autrichien, qui remplaça les joyeuses dévotes par de gras chanoines. Ceux-ci administrèrent mieux leurs biens et demeurèrent en possession du fief jusqu’à la révolution française.

À moins qu’on ne veuille passer un temps considérable dans la Forêt-Noire, il est inutile, après avoir quitté Waldkirch, de suivre la vallée au delà de Bleibach ; mieux vaut tourner sur la droite et entrer dans le vallon latéral où sont échelonnés trois villages portant le même nom : le Bas-Simmonswald, le Simmonswald du milieu et le Haut-Simmonswald. La Forêt-Noire étant une idylle non interrompue, on y admire encore des sites charmants, de frais tableaux, de gracieux détails ; mais comme on s’habitue par degrés à ce poëme de la nature, comme l’attention se porte toujours sur les choses nouvelles, ce qui frappe le voyageur, c’est le costume des habitants. La cloche tintait dans l’église du Haut-Simonswald, et les paysans les moins occupés se rendaient à la messe. Les femmes portaient la coiffure la plus sotte, la plus étrange, la plus ridicule, la plus gauche et la plus lourde qu’on puisse imaginer ; sur leurs cheveux un béguin rouge ou noir, sur leur béguin un chapeau d’homme, un tuyau démesuré, en paille cousue, teinte et vernie. Pourquoi teindre la paille et pourquoi lui donner ces tons d’écarlate ou de jaune orangé ? Les bords, au lieu d’être droits, se dépriment et forment des gouttières sur les deux côtés de la figure, Celles que n’enlaidissait point ce barbare couvre-chef portaient des bonnets rouges, avec des rubans amarantes, bleus et verts. Les robes avaient toutes la taille dans le dos. Elles étaient généralement couleur sang de bœuf : un tablier vert et des bas écarlates les faisaient ressortir. Quel ajustement, bon Dieu ! En semaine, les couleurs ne sont point déterminées par la mode ; mais toutes les nuances du rouge obtiennent la préférence. J’ai vu passer à Ottenhœfen une grande paysanne aux traits masculins, au nez protubérant, au visage osseux, qui avait pour costume un bonnet amarante, garni d’une dentelle noire, un fichu grenat, une robe couleur de brique, des bas cerise et un tablier écarlate. Si elle eût rencontré un taureau, elle était perdue.

Le dimanche, toutes les étoffes employées sont bleues ; un fichu de soie, noué par derrière, entoure le cou, et un beau chapelet pend à la ceinture. Le bleu, dans la Forêt-Noire, est la couleur des grandes cérémonies.

Les robes dont on fait usage en semaine n’ont qu’une jupe et un corsage, par les emmanchures duquel sortent les manches de la chemise : les robes complètes ne servent que les dimanches et les autres jours fériés.

Le costume des hommes varie comme celui des femmes suivant les localités. Le grand chapeau de feutre noir, que portent même les enfants, est la coiffure la plus répandue, excepté dans le Hanau, où un kalpack en peau de martre environne la tête d’un bandeau de fourrure, qui laisse rarement apercevoir la calotte de drap vert. La rhingrave, ou longue redingote à deux et à quatre pans, est d’un usage presque universel, hormis pour les jeunes garçons qui portent des vestes ; dans certains districts, elle se compose invariablement de toile bleue ou noire, doublée en toile écrue ; ailleurs, comme dans la vallée de la Rench, du drap ou une étoffe de laine forme le dessus, de la serge cramoisie ou de la flanelle rouge le dessous. On ferme partout ce vêtement au moyen d’agrafes, et partout Les tailles sont au milieu du dos. Un gilet pourpre, garni de boutons en cuivre, protège invariablement la poitrine ; mais dans le Hanau, dans le groupe montagneux du Feldberg, il prend la forme d’un plastron, où les bretelles blanches, unies par une bande transversale, dessinent comme un harnais. Quant au vêtement que les Anglaises déclarent inexprimable, ici c’est le pantalon qui règne, là c’est la culotte courte ; le pantalon est accompagné de bas bleus et de gros souliers à oreilles ; la culotte, plus aristocratique de sa nature, exige des bas blancs, des souliers à boucle ou de grandes bottes qui atteignent presque le haut du mollet.

Les sabots ne servent que dans l’intérieur des maisons ; les chaussures en cuir sont indispensables quand on sort ; avec des chaussures en bois, on ne peut ni monter ni descendre. Mais ce que beaucoup de gens préfèrent aux meilleurs travaux de cordonnerie, c’est d’aller nu-pieds. Les enfants, les adolescents, beaucoup d’ouvriers, les domestiques et les servantes trottent ainsi, même dans les villes. Presque tous sont très-satisfaits de cette habitude, qui rend leur marche plus légère. Pendant que je causais avec le propriétaire d’une grande scierie mécanique, ses enfants couraient sans souliers autour de nous. Je lui exprimai mon étonnement de voir une pareille coutume pratiquée dans une famille comme la sienne. « Ne vous étonnez pas, me répondit-il, c’est un usage et c’est un goût. Mes enfants ne veulent point porter de chaussures pendant la belle saison ; dès que les neiges sont fondues, ils me tourmentent pour que je leur permette de les ôter. — Papa, me disent-ils, voici le printemps : oh ! laisse-nous courir pieds nus. — Il n’y a pas moyen de leur résister. » Dans la Forêt-Noire donc, une bonne partie de la population ne met des souliers que l’hiver. Puisqu’ils n’en souffrent pas, nous aurions tort de les plaindre. Pour les grandes familles, c’est une importante économie. Le pain noir que mangent presque tous les habitants du Schwartzwald ne doit non plus provoquer l’attendrissement, car ce pain de seigle, léger, très-bien fait et assaisonné de cumin, est aussi agréable que le meilleur pain blanc. Il y en a toujours sur la table, dans les plus riches hôtels, et maints convives le préfèrent.

C’est dans la même zone de la Forêt-Noire que se trouvent les sources du Danube. Je dis les sources, bien que l’immense fleuve passe pour jaillir de terre à Donaueschingen. La critique est donc partout nécessaire ? Il y a donc partout des erreurs à combattre ? Huit et dix lieues plus haut que la petite ville naissent deux