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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/269

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torrents, la Brigach et la Brege ; la première s’échappe des collines Saint-Georges, la seconde est épanchée par les hauteurs du Rosseck. Après avoir longtemps cheminé, la Brigach reçoit les eaux d’une source que renferme le parc du prince de Fürstenberg. Elle alimente un bassin rond, maçonné avec un goût détestable ; ce bassin forme un large puits, profond de dix à douze pieds, où un escalier permet de descendre. L’onde tranquille dort à l’abri du soleil : aucune vague, aucune ride, aucun bouillonnement ne constate qu’un ruisseau vient au monde en cet endroit. Une mousse brillante tapisse le fond du réservoir, et des truites obscures se détachent sur ce lit soyeux. Après avoir roulé dans un canal souterrain de deux ou trois cents mètres, les eaux se réunissent au cours plus abondant de la Brigach. Un peu au-dessous de Donaueschingen, la Brege vient à son tour se confondre avec elle. Leurs flots réunis forment le Danube. Quelle importance peut donc avoir la petite source princière ? On a voulu sans doute flatter le possesseur du parc et du château ; mais la géographie n’a rien de commun avec les adulations. Le peuple même ne s’y est pas laissé tromper, comme le prouve un dicton local : « La Brigach et la Brege mettent en marche le Danube. »

Entre Villingen, où passe la Brigach naissante, et la source du Neckar, il n’y a pas une demi-lieue. Le Danube est un enfant perdu de la Forêt-Noire, qui l’abandonne presque en naissant et va mourir aux extrémités de l’Europe ; le Neckar demeure, comme un bon fils, auprès de sa mère. Dès qu’il paraît, pour ainsi dire, il marque la limite du Schwartzwald ; à peine a-t-il pris un peu de force qu’il en dessine la frontière à l’est et au nord. Il baigne dans son cours deux universités fameuses, Tubingue et Heidelberg ; la poésie des montagnes qui couronne son berceau, idéalise aussi la fin de sa carrière, privilége tout à fait exceptionnel. Les vallées que sillonnent les fleuves et les rivières, perdent habituellement de leur attrait pittoresque à mesure que les flots descendent : le bassin s’élargit, les éminences latérales deviennent moins hautes, prennent des formes moins accentuées, moins originales. Le charme des zones supérieures se noie enfin dans la prose des plaines. La nature a mieux traité le Neckar. Il débute aussi loin des régions triviales, au milieu des nues, parmi les rocs, les sapins et les bouleaux ; les splendeurs qui entourent son premier âge vont aussi diminuant à mesure qu’il grandit. Sous les murs de Tubingue, il réfléchit encore un beau site alpestre, un amphithéâtre aux nombreux sommets ; les hauteurs cependant ont déjà bien raccourci leur taille, se sont déjà bien espacées ; elles deviennent de simples collines près de Stuttgart, puis la rivière s’endort dans une vaste plaine et coule indolemment vers Heilbronn. Mais là se montre à distance le nouveau groupe montagneux qu’elle va traverser, reprenant à l’occasion de vives allures, décorant des paysages qui font rêver aux lieux magnifiques où elle est née. Le luxe de son berceau vient donc embellir son déclin. La dernière partie de son cours est même celle qu’on visite le plus : l’excursion de Heilbronn à Heidelberg tente de nombreux voyageurs et ne trompe point leur espérance.


X


Pour entrer à Heilbronn, on traverse le Neckar sur deux ponts, un vieux pont de bois couvert, formant galerie, et un pont de pierre sans toiture, comme ceux que l’on bâtit de nos jours. Quand je descendis du chemin de fer, il avait plu dans la montagne, et la rivière, ayant parcouru des districts où abonde le grès rose, semblait rouler des flots de chocolat au lait, genre de luxe que je croyais réservé au pays de Cocagne. C’était à s’y méprendre. La ville elle-même, avec ses flèches, ses tours, ses vieilles maisons sur le quai, me fit éprouver la commotion électrique dont certains lieux frappent le voyageur : il semble qu’on va entrer non pas dans une montagne, non pas dans une forêt, non pas dans une ville, mais dans un poëme, dans une œuvre mystérieuse, aux scènes imprévues. Heilbronn est une ancienne ville libre, qui a gardé presque tous ses édifices du moyen âge, presque toutes ses habitations gothiques, de sorte que la première rue où l’on s’engage transporte soudain l’imagination à quelques siècles en arrière. Je ne vois que maisons étroites, à pignons aigus, à nombreux vitrages, dont le haut surplombe le rez-de-chaussée. Bien mieux, chaque étage dépasse l’étage inférieur, et comme il y en a jusqu’à cinq, on dirait que la construction va vous tomber sur la tête. Un bourgeois en gonelle et en chaperon ouvrirait une fenêtre que je n’éprouverais aucun étonnement. Au bout de quelques minutes, j’arrive sur la grande place et je m’arrête devant l’hôtel de ville. Pour le coup, me voilà en plein moyen âge. Quel immense grenier ! comme il rappelle le temps où il fallait que toutes les denrées, toutes les provisions de bouche et autres fussent emmagasinées dans la ville, car de rudes seigneurs pillaient la campagne, et on aurait pu souffrir de la faim, on aurait pu se trouver subitement réduit à l’indigence, si on n’avait abrité derrière les murailles ses vivres et ses marchandises, surtout en cas de guerre ouverte et de siége ! Aux deux angles de la façade, des guivres assez pittoresques ; en bas, un lourd perron qui occupe toute la largeur du monument et porte sur une galerie très-simple : on aurait pu border le perron d’une élégante balustrade, on a mieux aimé une rampe massive. De grands murs nus, des fenêtres carrées, sans ornements, ne flattent pas les yeux. Cette horloge énorme, qui occupe deux étages, voilà l’honneur, la gloire, la vraie décoration de l’édifice. Au lieu d’un cadran, elle en a trois : ils indiquent non-seulement les heures et les minutes, mais le jour de la semaine, le mois et le quantième du mois, la saison, les phases de la lune ; bien mieux, on voit la lune elle-même, une lune en cuivre doré, qui passe au milieu de sombres nuages, s’échancre à leurs bords, montre son orbe entier ou disparaît. Sur le haut du grand cadran, au-