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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/272

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de Brou, l’élégance de Saint-Eustache : elle ne les a pas. Au dehors, le vaisseau gothique ne flatte les yeux ni par son aspect général, ni par la décoration de ses fenêtres, ni par ses moulures ; le clocher, où règne limitation de l’Italie, est d’une recherche sans effet, en sorte que les deux genres d’architecture n’ont pas mieux réussi l’un que l’autre.

L’édifice le plus coquet, le plus original de Heilbronn est une maison située derrière l’hôtel de ville, une maison dans le style Pompadour. Il n’y manque rien. Les fenêtres, la porte sont encadrées des motifs charmants de cet art délicat, dont la soudaine apparition en France a lieu d’étonner, car il semble avoir jailli tout à coup du sol, comme une herbe printannière ; bien mieux, les croisées basses et la porte sont protégées par des grilles en fer dans le même style, avec rinceaux, volutes, rocailles, œuvre précieuse de serrurerie et parfaitement conservée, que l’on trouverait curieuse même chez nous. Les propriétaires successifs de l’habitation doivent en avoir eu grand soin.

Les rues secondaires et les bas quartiers de Heilbronn sont un renseignement palpable et visible sur l’état de l’architecture domestique en Allemagne, pendant le moyen âge et pendant la période qui a suivi, jusqu’à la fin du dix-septième siècle. Il n’y a guère de spectacles plus horribles. Qu’on se figure des maisons à pignons, chantournées, délabrées, qui n’ont pas été badigeonnées depuis des siècles : une lèpre de taches, de moisissures, de balafres produites par l’écoulement des eaux, par le suintement d’autres liquides, barbouille la façade. Devant les croisées, des tiges et des crampons de fer portent des bâtons transversaux, où pend le linge récemment lavé, chemises, jupons, couches, bas humides, toutes sortes de haillons qui s’égouttent sur les passants. Au rez-de-chaussée s’ouvrent des magasins obscurs, ayant les formes les plus hétéroclites, au fond desquels on aperçoit l’escalier ; de vieilles charrettes à bras, des tonneaux, des échelles, des meubles rompus, mille débris, mille impuretés y traînent, tenant compagnie à diverses marchandises grossières. Rembrandt, Piranèse, Callot, Adrien van Ostade, Pierre de Hooghe, Weirotter, malgré leur génie fantastique, n’auraient pu combiner d’aussi étranges réceptacles, avec des effets sans nombre de demi-jour. On y entend grogner les pourceaux dans des bauges infectes.

Un monument de Heilbronn, désigné, recommandé par tous les guides, c’est une vieille tour située près de Neckar et appelée la Tour de Gœtz. Il s’agit du célèbre Gœtz von Berlichingen, dit à la main de fer, que les paysans révoltés choisirent, malgré lui, pour leur chef, en 1526. Pendant une des nombreuses expéditions du chevalier, un biscaïen, lancé par une coulevrine, lui brisa le poignet gauche d’une si terrible manière, que sa main ne tenait plus qu’à un reste de peau et que la cheville disloquée tomba devant les pieds de sa monture. Gœtz néanmoins resta en selle et eut encore assez de force pour se tirer du combat, pour rentrer à Landshut. Pendant plusieurs mois il garda le lit, souffrant de telles douleurs qu’il suppliait Dieu de terminer ses jours. Mais sa blessure ayant fini par se guérir, l’idée lui vint que si on pouvait lui fabriquer une main d’acier, il ne serait pas réduit, comme un infirme, à languir désormais au coin du feu. Il causa donc avec un habile armurier, comme il y en avait alors, lui expliquant le mécanisme qu’il avait imaginé. L’artisan sut mettre en pratique ses indications, et Gœtz put remonter à cheval, continuer cette vie guerrière qui était alors l’idéal de la noblesse. Sa main supplémentaire existe encore dans les archives de Jaxthausen, petite ville située près du château de Berlichingen.

La tour de Heilbronn a réellement tenu en captivité le rude gentilhomme, non point à cause du rôle qu’on le força de jouer dans la Guerre des paysans, mais par suite d’une affaire antérieure. Gœtz, en 1519, avait pris parti pour le duc Ulrich de Wurtemberg, seigneur prodigue et méchant, détesté par ses sujets et déposé par la Ligue souabe. Fait prisonnier, Berlichingen fut amené dans la ville de Heilbronn, où il demeura interné trois ans et vécut chez l’hôtelier Diest, à l’auberge de la Couronne, sauf pendant vingt-quatre heures. Cette courte résidence sous les arceaux de la tour, est la cause véritable qui a rendu célèbre et fait conserver le donjon, vieux reste de fortifications gothiques. Comme presque tous les monuments d’architecture militaire, il n’a rien qui puisse flatter les yeux, soit par les lignes et la disposition générale, soit par la décoration. Ces sortes d’ouvrages ne sont que des massifs de pierre, où l’on cherche uniquement la solidité, la force de résistance.

Le lieu de promenade le plus fréquenté par les habitants de Heilbronn est une colline nommée la Wartberg. Du jardin qui la couronne, la vue se promène sur un magnifique paysage. Le Neckar le traverse dans toute son étendue, y serpente au loin entre deux rangs de hauteurs : on aperçoit jusqu’aux derniers sommets qui terminent, près du Rhin, la splendide vallée. C’était la route que je devais parcourir le lendemain, pour terminer mon voyage. À six heures du matin, en effet, je prenais place sur le bateau à vapeur. Le temps était admirable ; le soleil avait mis sa couronne de fête et son manteau des grands jours. Il étincelait derrière la ville, en dorait les fumées, illuminait la campagne. Un vent léger damassait la rivière et faisait palpiter le feuillage des aulnes qui la bordent. « Vorwaerts ! (en avant !) » s’écrie le capitaine, et le bâtiment quitte la grève, fait blanchir la rivière sous ses puissantes nageoires.

Nous sommes encore dans la plaine, le Neckar glisse entre des rives basses : le terrain ne s’exhausse qu’à distance ; la Wartberg domine la perspective sur la droite. Le premier lieu digne d’attention qui apparaît de ce côté dans le voisinage de la rivière, c’est Neckarsulm, petite ville située au confluent du Neckar et de la Sulm, dont les deux noms réunis ont formé le sien. Elle produit de loin, avec son château, ses vieux clochers, ses pignons à redans, avec les jardins qui l’entourent, un effet pittoresque. Elle appartenait autrefois, comme les environs, à l’archevêché de Mayence, devint en 1484