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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/273

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un fief de l’ordre teutonique, et fait partie du Wurtemberg depuis l’année 1806.

Mais elle fuit, la jolie ville, elle fuit avec le paysage qui l’encadre, et nous apercevons déjà l’embouchure du Kocher, puis l’embouchure de la Jaxt et l’élégant village de Jaxtfeld, situé auprès. La rive gauche prend bientôt des formes plus accentuées : elle élève dans l’air Wimpfen-du-Mont, qu’une petite vallée sépare du bas Wimpfen. Celui-ci est un village : celle-là était jadis une ville impériale, où fonctionnait un régime démocratique sous la haute protection du suzerain de l’Allemagne. Bien curieuse devait être l’existence des citoyens dans ces républiques murées : Wimpfen-du-Mont a de nos jours 2 700 habitants ! Elle occupe une longue crête de rochers calcaires, où ses tours, ses vieux murs, ses clochers, son église du XIVe siècle ont l’air d’avoir été dessinés par un artiste pour une décoration de théâtre. Quoiqu’ayant adopté les maximes de la Réforme, les citoyens ont épargné tous leurs monuments : il y a là-haut deux ou trois longues rues bordées de maisons gothiques, dans lesquelles on se promène comme dans un rêve. Les habitants avaient si peu la haine des images sculptées ou peintes, qu’ils ont ajouté à leur église, en 1551, une représentation du Calvaire, abritée par une espèce d’atrium ou de salle ouverte. C’est un monument plus conforme au goût des orthodoxes qu’au goût des schismatiques, et pourtant l’époque n’était pas éloignée où les iconoclastes allaient ravager les Pays-Bas. L’œuvre a un faible mérite comme objet d’art ; mais elle étonne, elle pique un moment la curiosité. On examine en souriant le mauvais larron habillé à la mode du seizième siècle, portant des manches bouffantes et une culotte pareille.

Voici le château d’Ehrenberg, à gauche, celui de Horneck à droite, qui appartenait depuis 1250 aux chevaliers teutoniques et fut démantelé, en 1525, par les milices agrestes, pendant la Guerre des paysans. On l’a restauré plus tard, mais pour y fabriquer de la bière. Si elle était bonne et que j’eusse le temps de la goûter, j’approuverais fort la dévastation du manoir, qui a donné lieu d’y fonder une brasserie. Mais d’autres constructions féodales apparaissent au loin : décidément c’est une galerie du moyen âge, une exposition de ruines crénelées. Le voyageur moderne les admire comme un accident heureux dans le paysage ; le navigateur d’autrefois ne devait pas les admirer du tout, quand leur masse imposante dominait orgueilleusement la rivière. Elles ne lui faisaient éprouver que des sentiments d’inquiétude et d’effroi.

Un voisin me signale le village de Neckarzimmern, bâti sur la rive droite, au pied d’une hauteur que couronne le château de Hornberg, séjour favori de Gœtz von Berlichingen, qui s’y maria en 1518 avec Dorothée Gailing : ce fut là qu’il écrivit ses mémoires et qu’il mourut en 1562, âgé de 82 ans. On transporta ses restes au monastère de Schœnthal, situé près du manoir dont le chevalier portait le nom : il y est enseveli, comme ses aïeux, dans le transept de l’église.

Pendant que la vapeur nous entraîne, des incidents curieux fixent de plus en plus mon attention. Dans tous les endroits où les coteaux qui bordent la rivière sont orientés de façon à recevoir une quantité suffisante de soleil, on a étagé des vignes, entre le quarante-neuvième et le cinquantième degré de lattitude. Et l’on a bien fait, puisque le raisin y mûrit, donne un vin agréable et que toute autre culture n’eût sans doute rien produit.

Mais quels sont ces oiseaux de large envergure, au plumage gris et noir, qui tantôt planent au-dessus de nos têtes, filent tantôt le long du la rivière et décrivent tantôt des cercles irréguliers, en battant l’air de leurs grandes ailes ? Ils plongent sur l’eau par intervalles et y pêchent quelque poisson. L’un d’eux même, que le passage du bateau effraye, se sauve en laissant tomber sa proie, une brême déjà morte. Ils ont pour compagnons des oiseaux plus petits, noirs de plumage, qui souvent paraissent les attaquer en folâtrant avec eux. Les premiers sont des hérons, échassiers qu’on voit rarement en France et qu’on n’y voit jamais en si grand nombre et avec tant d’aisance : les autres sont des choucas, petits corbeaux ayant la taille d’un pigeon ou d’une tourterelle, qui voltigent dans les plaines autour des cathédrales, en jetant un cri sonore et bref, ou se posent sans respect sur la tête des saints, des rois et des patriarches ; faute de vieilles églises, les choucas habitent les ruines des vieux donjons, les montagnes et les rochers. Ils nichent très-haut dans les Alpes. Le héron, lui, est un oiseau silencieux, qui ne paraît avoir ni chant, ni clameur. Il n’aime pas la solitude néanmoins : ces échassiers forment de grandes troupes et se bâtissent de larges nids au sommet des arbres. Comme on ne cesse d’en rencontrer sur le Neckar, on pourrait l’appeler avec beaucoup de justesse la rivière des hérons.

Le défilé des vieux châteaux recommence, et le paysage prend un caractère plus majestueux. Les bords du Neckar vont toujours s’exhaussant. Peu à peu les roches calcaires cèdent la place au grès rouge ; les vignes disparaissent, les cultures deviennent rares, le hêtre forme partout des nappes de verdure ; il semble par moments qu’on traverse un pays désert. L’onde resserrée coule en flots abondants. Aux agitations de la vie succèdent le calme et la poésie de la solitude. Mais là encore, il y avait des barons déprédateurs. Si vous en doutez, voyez à droite l’ancien fort de Zwingenberg. C’était autrefois le séjour d’une puissante famille, comme le prouvent son donjon, ses hautes tours, ses murs épais, d’une nuance rougeâtre. Mais d’où vient que le temps n’a pas suspendu aux créneaux ses guirlandes de viorne et ses festons de lierre ? On dirait qu’une cinquantaine d’hivers seulement les ont effleurés de leur haleine humide. C’est que l’édifice a été restauré en 1808 par le margrave de Bade, auquel il appartenait ; il le rendit habitable, et sa famille vient chaque année y passer quelque temps.

Et le bateau descend toujours, pendant que la chaleur augmente. Nous passons près d’Eberbach, que domine