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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/276

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voisins, comme une bande de malfaiteurs guettant une proie. Au sommet de leurs falaises à pic, voyez leur tragique attitude et leur expression morose. Une race puissante, surnommée le Fléau du pays (Landschaden), désignation injurieuse qu’elle accepta pour nom de famille, a perché là-haut ces tours maudites ; elle avait probablement formé quatre branches, qui voulurent toutes avoir leur lieu de refuge et leur centre de déprédation.

Le premier manoir s’appelle Vorderburg, c’est-à-dire le Château d’avant-garde, et semble avoir été construit tout d’abord. Dès le quatorzième siècle, il eut besoin de réparations. Au-dessus de la porte d’entrée, on voit la date de 1568 et l’emblème de la famille, une harpe. Ces brigands avaient pris pour symbole l’instrument mélodieux qui exprime si bien la tendresse et les vagues émotions d’un cœur poétique ! Il ne reste du vieux manoir abandonné que le donjon et une partie de la chapelle.

Tout auprès s’élève le Mittelburg, ou Château du milieu, le plus important des quatre. Ses tours et ses créneaux menaçaient les voyageurs dès la fin du treizième siècle. De ses étages supérieurs la vue embrasse un magnifique paysage : bien loin, dans la profondeur, le Neckar serpente comme un flot sombre. Le possesseur actuel du domaine, l’a fait restaurer et meubler dans le style du moyen âge.

Le troisième fort s’appelle le Château d’arrière-garde (Hinterburg). Vu de près, il est remarquable par son architecture et la majesté de ses ruines, où pousse toute la flore de l’Odenwald. Au-dessus de la porte se dessinent encore les armoiries des Landschaden. Du piton qu’il occupe, on domine non-seulement la vallée du Neckar, mais celle de Schœnau, où roule et gronde le torrent de Steinach.

Enfin se dresse devant nous la quatrième habitation féodale. Sa position l’a fait surnommer Schwalbennest ou le Nid d’hirondelles. Les hirondelles, en effet, l’ont choisi pour point de ralliement et pour séjour. Leurs escadrons agiles font alentour des rondes incessantes. Le nom réel du manoir c’est Schadeck (le coin fatal). Deux de ses tours sont encore debout, et le vent gémit dans les escaliers déserts, siffle en traversant les fenêtres vides. Bligger, le plus ancien de ses habitants que l’on connaisse, vivait entre les années 1286 et 1300 : la haine publique l’avait déjà baptisé le Fléau du pays. Du haut de son aire, il guettait les voyageurs pour les dépouiller, et ne se faisait pas scrupule de les tuer, quand ils voulaient défendre leur bien. Cette branche des Landschaden s’éteignit en 1653. Le château ne fut plus habité depuis lors et tomba peu à peu en ruines.

Presque toutes les résidences gothiques, dont nous avons parlé jusqu’ici, couronnent les hauteurs de la rive droite ; nous saluons maintenant à notre gauche Neckargemünd, petite ville industrieuse (2 400 habitants), puis tout le monde se remue sur le dampschiff. Nous approchons en effet du terme de notre course : on aperçoit déjà le Kœnigstuhl, montagne qui domine Heidelberg, et nous allons bientôt découvrir la cité elle-même. Chacun se prépare à descendre. Le Neckar s’élargit, devient plus rapide, et contre toutes les habitudes des rivières dans la partie inférieure de leur cours, son lit se hérisse de rochers ; au moment où elle devrait se calmer, l’onde tourbillonne, écume, prend des allures de torrent : il a fallu pratiquer des barrages. Nous arrivons enfin : il est midi et demi, chacun se dirige à grands pas vers son logis ou vers un hôtel, pour y dîner, le principal repas, en Allemagne, étant celui qu’on fait au milieu du jour.

À l’issue du long défilé que nous venons de parcourir, une ville importante devait naître de bonne heure et grandir très-vite : le commerce avait besoin d’établir là un entrepôt, comme à Heilbronn, pour les marchandises que l’on transportait en amont ou en aval. Mais Heidelberg, produit naturel du sol, aurait pu croître dans la plaine du Rhin, à quelque distance de la gorge et non pas à son embouchure même. Le puissant château construit sur un mamelon, au pied du Kænigstuhl, aura fixé l’emplacement de la commune : il ne fallait pas moins que le pouvoir des comtes palatins pour tenir en respect les bandits empanachés, qui fourmillaient dans le vallon du Neckar. Le lieu était mal choisi néanmoins : la configuration du sol a empêché Heidelberg de prendre une importance capitale ; de nos jours encore, après avoir été, cinq siècles durant, le séjour des Électeurs palatins, elle n’a que quinze mille habitants. C’est qu’elle occupe une étroite langue de terre entre la montagne et le Neckar.

Mais l’exiguïté de ses proportions a toujours été compensée par le charme de sa position. Dresde, Fribourg et Heidelberg sont assurément les trois villes de l’Allemagne qui ont la physionomie la plus attrayante et les environs les plus pittoresques : on y peut varier presque indéfiniment ses promenades. La grande curiosité de la ville, c’est le château fameux, qui occupe un plateau jusqu’où grimpent les dernières maisons. Le monument tombe en ruines, non point par l’effet de l’âge, mais par suite de dévastations que la France ne peut compter parmi ses titres de gloire, si la France est responsable des crimes de Louis XIV, fils d’un Italien et d’une Autrichienne (tous les enfants de Marie de Médicis ont eu exactement le caractère du maréchal d’Ancre). Le vivant fétiche ayant réclamé le Palatinat au nom de sa belle-sœur, la princesse palatine, le maréchal de Duras vint assiéger Heidelberg en 1688 : la ville capitula le 24 octobre, mais la capitulation ne fut pas observée, ou du moins ne le fut que transitoirement, le Hapsbourg de Versailles ayant expédié l’ordre de saccager le pays.

Le seul avantage qui reste au château, c’est d’être la plus belle ruine de l’Allemagne. Toutes les constructions ne datent pas de la même époque et n’ont pas été bâties par les mêmes souverains. Le style de la chapelle remonte au XIVe siècle ; la Tour ronde, qui contenait la bibliothèque, fut élevée en 1555, le palais