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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/292

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deux tambourins. Comme le son criard de ces instruments m’est fort peu sympathique, surtout quand l’aspect du pays satisfait et occupe entièrement mes regards, je priai les musiciens d’aller m’attendre auprès de notre cuisine. Ils ne se firent pas répéter cet ordre qui flattait leurs penchants. Mis à l’épreuve le soir, leurs instruments me parurent tout à fait semblables, tant pour la forme que pour le son, à ceux de la Géorgie ; les airs qu’ils nous firent entendre me rappelèrent un concert absolument du même genre auquel j’avais assisté à Tiflis. Pour que la ressemblance fût complète, il n’eût été besoin que de déshabiller jusqu’à la chemise les gens du Caucase.

Avant de nous remettre en route nous changeâmes de montures. Le tueur de panthères, qui était devenu mon ami depuis le matin, voulut absolument me céder sa mule, ce que j’acceptai. Je fis un petit pansement à mon cheval, que je fis reconduire à petites journées à Tizi-Ouzou, et nous partîmes par une route assez insignifiante et même assez triste, jusqu’à la limite du cercle de Tizi-Ouzou. Le soir nous étions à Tarourt, ou Tabarourt, où nous attendait une abondante diffa.

Notre campement fut établi sur une pente douce, dans une sorte de grand entonnoir ; un vent d’ouest furieux vint y tourbillonner à minuit, arrachant les piquets et renversant les tentes, sans respect pour le paisible sommeil des voyageurs fatigués. Heureusement nous en fûmes quittes pour une seule rafale ; tout fut bientôt réparé, et notre petite troupe était prête à partir à cinq heures. Nous avions un interprète qui cumulait, avec ses fonctions de linguiste, celle de pourvoyeur de notre bouche, autrement dit : de chef de popote. Le mot est consacré. Il avait sous ses ordres immédiats mon cuisinier et un domestique ; l’administration des cantines contenant nos provisions ; enfin trois spahis nous servent d’escorte.

Il n’est guère de lecteurs qui ne connaissent le sens du mot diffa : c’est la redevance des indigènes envers tout chef voyageant, dans la limite de son cercle, pour le service de l’État. Chaque village participe à cette fourniture de vivres, dont la dépense est réglée en commun par les plus hauts fonctionnaires de l’endroit. La diffa se compose généralement de couscoussou, de viande de mouton, de poulets cuits à l’eau, de lait aigre et de miel. On apporte le couscoussou sur des plats en terre ou en bois, ressemblant à des coupes à champagne qui auraient cinquante centimètres de diamètre. Cet aliment, dont chaque grain de la grosseur d’une forte tête d’épingle est composé d’un peu de froment humecté avec de l’eau, offre l’aspect d’une grosse semoule. Il est d’autant plus blanc qu’il a fallu plus de soins pour le confectionner, et comme choix de céréale et comme finesse de manipulation. Toutes ces victuailles s’étalaient alignées devant nous, qui n’y touchions guère, à la grande satisfaction de nos gens. Ceux-ci en prenaient la meilleure part, qu’ils partageaient pourtant avec les notables ; les autres plats étaient répartis selon l’importance des individus, et passaient de groupe en groupe jusqu’à ce que le dernier os fût complétement nettoyé.

Le couscoussou s’assaisonne avec du lait caillé, ou avec du meurga : c’est de la graisse mêlée à beaucoup de poivre et de piment. Chacun creuse son trou devant soi dans le plat, pour y faire son mélange à sa guise avec une petite cuiller de bois, et déchire sa viande tout simplement avec les doigts. L’eau est la seule boisson en usage dans ces repas, que nous trouvions toujours prêts à chaque étape. Le village fournissait en outre, à l’heure du déjeuner et du dîner, de l’orge et de la paille à nos bêtes.

Au delà de Tarourt nous n’avions plus droit aux égards dont nous avions été l’objet jusqu’alors, car nous allions entrer dans la province de Constantine ; par conséquent plus de diffa pour les hommes ni pour les chevaux. Force nous était donc de réduire notre train de voyage, et de faire à l’avance quelques provisions pour notre nourriture et notre coucher. Nous nous séparâmes du gros des bagages qui devaient nous précéder le lendemain de quelques lieues plus au nord, à un endroit où nous ne pouvions manquer de repasser trois jours après, en revenant de notre pointe sur Bougie.

Non loin de Tarourt on trouve des eaux thermales. Le pays, légèrement boisé comme un pare, selon l’expression anglaise, offre une assez belle végétation, que tache malheureusement en trop d’endroits la croûte charbonnée qu’y laisse l’incendie que l’indigène ne se fait pas scrupule d’allumer pour défricher le moindre coin de terrain. Ainsi pour planter un hectare de figuiers, il en dévaste dix de chênes-liéges. Et ce mal gagne loin de diminuer, la surveillance étant difficile à exercer aux extrémités des cercles, où le manque de routes garantit l’impunité des coupables.

La course du lendemain fut très-longue. Nous marchions perpendiculairement à la direction de tous les petits ravins dont les eaux vont se jeter dans la mer. Il fallait perpétuellement descendre et monter, en nous dirigeant sur une grande montagne bleue qui bornait notre horizon, et au pied de laquelle nous devions camper le soir. Après six heures de marche à dos de mulet, nous nous arrêtâmes, pour déjeuner, dans les environs du petit village appelé Cheurfa. À six heures du soir nous arrivâmes à Toudja, au pied du mont Arbalou, dans la plus délicieuse oasis que l’on puisse imaginer. La terre, parcourue en tous sens par des sources fraîches et limpides jaillissant en abondance des rochers qui forment la base de la montagne, y est d’une admirable fertilité. Il y a là plus d’une lieue carrée de verdure touffue, formée en grande partie d’orangers et de citronniers, auxquels se mêlent, avec quelques palmiers, d’énormes caroubiers. Les maisons y sont bien bâties et ont même un certain air de coquetterie ; des vignes, aux énormes grappes, relient les arbres entre eux, et étendent jusqu’aux branches les plus élevées leurs festons de pampres et de fruits. Il n’est pas rare de voir les rameaux d’un seul cep, gros comme le corps