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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/293

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d’un homme, s’étendre assez loin pour enlacer quatre ou cinq frênes. Leurs grappes sont généralement d’un rouge fauve, leurs grains très-gros et très-sucrés. Les Kabyles, qui en tiraient autrefois très-peu de profit, en ont, je crois, vendu l’année dernière pour vingt mille francs au fort Napoléon et dans les environs. Depuis deux ans on en fait du vin, avec un résultat assez satisfaisant. On a obtenu 300 bordelaises de 220 litres ; c’est une industrie nouvelle dans le pays. Quelques colons s’efforcent de la perfectionner, mais jusqu’à présent la liqueur n’a pas entièrement répondu aux promesses du raisin, qui est surtout délicieux à manger.

Nous nous établîmes dans un champ nouvellement moissonné, à six lieues environ de Bougie, sans que personne pût nous dire le temps que nous devrions mettre pour y arriver.

Je constatai ici que plusieurs indigènes avaient des goîtres. Je croyais cette maladie un des tristes résultats de l’habitation des contrées froides et humides, telles que les parties élevées des Alpes et du Valais, où l’eau potable n’est autre que la neige fondue. Mais la Kabylie est dans de tout autres conditions ; peut-être ses rochers contiennent-ils des sels de magnésie, comme on en trouve partout où il y a des goîtres.

Cette observation faite, je reviens au charmant paysage qui limitait ma vue au sud-est par la vallée du Sahel et les collines qui la bordent. Tout était resplendissant de lumière et de vie, la moisson occupait tout le monde ; peu à peu cependant les ombres descendirent, les femmes vinrent puiser l’eau dans des amphores dont l’orifice est fermé par une touffe de feuillage, et qu’elles portent sur leur tête en tenant les anses dans leurs mains. Les troupeaux de chèvres rentrèrent alors dans les habitations ; l’appel à la prière fit retentir sa voix sonore, puis tous les bruits s’éteignirent avec le soleil : il était nuit.

Le jour suivant, nous étions à cheval dès six heures du matin, et nous quittions notre campement suivis de deux spahis seulement. Après vingt minutes de marche nous rencontrions les restes d’un aqueduc romain, unissant deux petits monticules. Vingt de ses piliers sont encore debout ; le plus élevé paraît avoir à peu près dix mètres de hauteur. Ses voûtes et son canal n’existent plus, mais quelques assises marquent sa trace encore assez loin. La route est une petite chaussée qui descend rapidement à mi-côte. Nous touchions évidemment aux derniers contre-forts d’une chaîne qui semble être le prolongement du Djurjura depuis le col d’Akladou jusqu’au cap Carbon, et qui limite au nord le bassin de l’oued Sahel.

Nous ne tardâmes pas à descendre dans la belle plaine ouverte sur le golfe de Bougie. À neuf heures, nous rencontrions une route carrossable assez bien entretenue, mais qui, malheureusement pour le pays, n’est pas assez longue, et dont les embranchements, laissés à l’état de sentiers à mulet, sont trop escarpés pour permettre des communications régulières, surtout dans la mauvaise saison, qui est cependant moins marquée en ces lieux que dans la haute Kabylie.

Un petit massif d’arbres nous servit de réduit pour réparer le désordre de notre toilette. En un clin d’œil nous changeâmes de bottes, de pantalon, et nous eûmes l’air de citadins rentrant chez eux après une promenade. Nous gagnâmes ainsi un hôtel de Bougie, où notre premier soin fut de nous occuper du déjeuner, auquel notre grande course du matin nous avait vaillamment disposés. Ce repas, que nous trouvâmes très-bon, nous eût paru meilleur encore si la température de la salle à manger eût été moins élevée. Toutefois la chaleur, excessive partout, ne nous empêcha pas de visiter la ville, qui est charmante et de beaucoup supérieure à Dellys. Comme cette dernière, Bougie est bâtie en amphithéâtre, mais sur une plus grande échelle. Si l’on voulait créer en Afrique un beau port militaire, je crois qu’il a sa place marquée ici. La baie de Bougie est très-grande, trop profonde, sur ses rives accores, mais possède des recoins très-sûrs. À l’espace que couvrent les nombreux vestiges romains, on voit que cette ville est le débris d’une grande cité. Des mains des Vandales elle passa dans celles des Sarrasins, qui en furent dépossédés par les Espagnols. Ceux-ci l’occupèrent pendant quarante-cinq ans, après quoi, une capitulation la livra au dey d’Alger, et elle resta au pouvoir des Turcs, jusqu’à sa prise par le général Trézel, en 1833.

Dès cette époque, et pour mettre Bougie à l’abri des attaques journalières des Kabyles, des Mazaïa et des Bou-Messaoud, on résolut d’occuper militairement les hauteurs qui se détachent du Gouraïa et dominent la vallée de l’oued Soummam.

Dans ce but, on construisit des redoutes ou blockhaus se protégeant réciproquement de leurs feux croisés. Les Kabyles, qui savent par expérience tout le profit qu’on peut tirer au point de vue militaire d’une hauteur dominante, s’opposèrent par tous les moyens possibles à l’achèvement de ces travaux. Les attaques à main armée ne pouvant leur offrir des chances suffisantes de succès, ils employèrent la ruse.

Pendant la nuit, ils se glissaient en rampant, sans bruit perceptible pour une oreille européenne, jusqu’au milieu des broussailles qui environnaient les travaux ; puis, au point du jour, nos travailleurs étaient assaillis par une grêle de balles, envoyées par des tirailleurs invisibles qui, en raison de leur parfaite connaissance du terrain, échappaient facilement à toutes les recherches.

On eut l’idée d’employer pour les dépister des chiens européens : ces animaux, en effet, sont toujours disposés, nous avons pu maintes fois nous en convaincre, à déchirer à belles dents le burnous d’un indigène ; sur ce point ils sont payés de retour par les chiens arabes et kabyles. Cette chasse à l’homme donna de si bons résultats que nos chiens furent répartis par compagnie et que la nourriture, m’a-t-on affirmé, leur fut assurée par les soins de l’administration militaire,