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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/304

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et au prix de beaucoup de sang, ce qu’elles ne pouvaient obtenir avec de l’argent.

Toutes les variétés de figues n’ont pas le même besoin de l’intervention des insectes du dokhar pour ne pas tomber. Ceci étant, on peut se demander pourquoi les Kabyles ne cultivent pas ces espèces exclusivement. Mais il faut observer qu’elles ne sont bonnes que fraîches et ne se gardent que quelques semaines ; tandis que les autres, une fois sèches, servent à la nourriture de l’année, se vendent facilement et sont les seules recherchées pour l’exportation en pays arabes.

Il est fâcheux que les Kabyles ne sachent pas donner à ces produits un aspect plus avantageux ; ils en trouveraient l’écoulement à des conditions plus rémunératrices. Leur commerce et le nôtre n’auraient qu’à y gagner.

Notons en passant que la coutume réglementaire des bans contre laquelle commencent à protester les agriculteurs français, est rigoureusement observée en Kabylie. Ainsi la cueillette des fruits ne peut avoir lieu qu’à une époque fixée par la Djemâa. Avant cette époque, nul ne peut manger du fruit (figues, raisins, etc.) sous peine d’une amende de soixante centimes à cinq francs. Cette défense ne peut être enfreinte qu’en faveur des femmes enceintes ou pour un hôte de distinction. Mais alors on doit s’arrêter à la stricte satisfaction des besoins et ne pas les dépasser.

Lorsque cette interdiction est sur le point de cesser, la Djemâa se réunit de nouveau et fait jurer sur le koran à tous les habitants du village, que ni eux ni leurs enfants n’ont contrevenu à la défense. Tous ceux qui ne jurent pas ou qui, par scrupule de conscience, n’osent pas répondre de leurs enfants payent l’amende. Il arrive encore que, malgré l’infraction commise par les enfants, la Djemâa prend en considération la franchise de leur famille et fait remise de l’amende encourue ; c’est alors une preuve que la récolte est abondante.

Les figues se récoltent à l’époque du khérif, c’est-à-dire pendant les quelques jours qui précèdent et qui suivent l’équinoxe d’automne. Les tribus de la plaine les font ensuite sécher sur des claies en roseaux, les tribus de la montagne sur des nattes. Au bout de quinze ou vingt jours, elles peuvent être conservées sans inconvénient. On les renferme alors dans des sacs, des jarres, des paniers ou des peaux de bouc.

Il semble qu’au moment de la récolte, les Kabyles mangeant d’énormes quantités de figues, les cerveaux sont plus exaltés qu’à aucune autre époque de l’année. La figue est-elle de nature à produire cette excitation extraordinaire ? Ce n’est guère explicable que par la fermentation des principes sucrés qu’elle recèle. Toutefois, cette observation a été confirmée par un dicton populaire : « Ivre comme un Kabyle gorgé de figues. »

Les figues sont de deux sortes, les blanches et les noires ; elles se subdivisent en variétés ayant toutes un nom particulier ; mais toutes ont la peau très-épaisse, particularité qui ne nuit pas au bon goût du fruit.

Notre petite caravane devait se séparer à Achouba ; mes compagnons voulaient regagner en une seule journée Tizi-Ouzou ; quant à moi j’avais l’espoir d’atteindre Dellys avant la nuit, tout en visitant les vestiges romains de la côte. Notre séparation eut lieu à cinq heures du matin. J’avais pour escorte mon domestique et un spahi, et pour provisions un poulet avec deux bouteilles de vin, afin de subvenir aux besoins de ce que je croyais ma dernière étape.

J’ai toujours remarqué que la chose à laquelle on devait le moins se fier en Orient, c’était l’appréciation du temps nécessaire pour parcourir les distances. Lorsqu’on demande son chemin aux indigènes, ils vous répondent toujours, et sans doute pour vous faire plaisir, de manière à vous donner lieu de le croire moins long qu’il ne l’est en réalité ; et, quand vous estimez avoir deux ou trois lieues à parcourir, ils vous laissent tranquillement en faire dix, au bout desquelles ils vous avouent leur ignorance ; souvent même ils sont plusieurs au départ qui renchérissent à qui mieux mieux sur des affirmations aussi tranchantes qu’erronées.

Toujours est-il que j’avais le projet d’arriver au cap Tedlès vers dix heures, d’en repartir à midi, après avoir visité les ruines, de longer la mer pour m’arrêter à Tagzirt, et de gagner de là Dellys, où j’espérais être rendu à huit heures du soir au plus tard.

D’Achouba, je commençai par descendre au sud-ouest, et je gagnai une très-belle crête de montagne, parallèle à la ligne des côtes et qui envoie tous les petits affluents de droite au Sébaou ; son piton le plus élevé à l’est est le Tamgout, qui a douze cents mètres. De cet observatoire, où j’étais dès huit heures du matin, j’avais une vue magnifique du panorama du Djurjura, dont les cimes blanchâtres limitaient ma vue, et de ses contre-forts dont je suivais les sinuosités sur cet immense plan en relief de la nature qu’on est toujours heureux d’admirer. Je me rappelai alors ma course récente au col de Tirourda, le petit campement solitaire et pittoresque de l’officier du génie chargé du pénible travail de pratiquer le sentier qui, lentement, vous conduit au sommet du col d’où l’on jouit, les pieds dans la neige, d’un horizon qui n’a de limite au nord que la mer, et au sud que les plateaux des Beni-Mansour et les Portes de fer. Un peu moins loin, j’apercevais les villages des Beni-Yenni, où s’exerce surtout l’industrie des armes et des bijoux ; ils étaient anciennement très-habiles faux-monnayeurs.

Un peu à l’est, non loin de Koukou, sur le même contre-fort, apparaît le village des Ait-Aïchen, où j’ai vu les travaux actifs de la récolte des olives, les lourdes meules mises en mouvement par des femmes, et l’atelier du tourneur dont l’instrument est bien primitif pour confectionner ces énormes plats en bois qui servent à tous les usages en Kabylie : on y constate surtout, avec surprise, l’absence de toute espèce de tour horizontal pour fabriquer les poteries.

Le village de Taskenfout dont les petites maisons blanches se détachent de la brume, me rappelle encore