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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/313

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quième avec le dernier ; il arrive bien souvent, du reste, que les rimes ne sont qu’approximatives, car dans ces couplets essentiellement populaires, les règles ne sont pas toujours strictement observées. Il faut même ajouter que ce genre de poésie n’a jamais été cultivé que par des poëtes populaires, qui s’abandonnent à leur verve comme les improvisateurs napolitains.

Les coplas de seguidillas qui courent les faubourgs et les villages sont innombrables ; la plupart sont oubliées le jour même où elles ont été improvisées, pour faire place à d’autres, dont l’existence est tout aussi éphémère. Il en est cependant un grand nombre que les gens du peuple répètent de père en fils, et qui ont eu les honneurs de l’impression : Barcelone, Madrid, Manresa en Catalogne et Carmona près Séville ont des imprimeries qui répandent par milliers, dans toutes les parties de l’Espagne, ces pliegos que vendent les aveugles et les libraires en plein vent. Les enamorados qui veulent chanter leurs dulcinées y trouvent, pour la modique somme de deux cuartos, jusqu’à soixante ou quatre-vingts couplets.

Voici un échantillon de quelques-unes de ces coplas de seguidillas les plus connues :

Son tus ojos, hermosa,
    Fieros arpones
    Que con mirar trapasan
Los corazones.
    Miraste el mio,
Y desde aquel instante
Por ti deliro.

« Tes yeux, ô ma beauté, — Sont des dards cruels, — Et avec tes regards — Tu transperces les cœurs. »

« Tu as regardé le mien, — Et depuis cet instant — Je meurs pour toi. »

    En el mar de Cupido
Siempre hay borrascas,
Y en ninguno zozobran
Tantas escuadras :
    Pero non obstante,
Siempre son infinitos
Sus navegantes !

« Dans la mer de Cupidon — Il y a toujours des bourrasques, — Et il n’en est pas où naufragent — Autant de flottes : »

« Mais, malgré cela, — Ils sont toujours innombrables, — Les navigateurs ! »

Ici, c’est une jeune fille qui chante :

Aunque me ves que canto,
Tengo yo el alma
Como la tortolilla,
Que llora y canta,
    Cuando el consorte
Herido de los celos
Se escapa el monte.

« Bien que tu m’entendes chanter, — J’ai cependant l’âme — Comme la tourterelle — Qui pleure et chante,

« Quand son compagnon — Blessé par la jalousie — S’envole vers la montagne. »

Ailleurs un amoureux exhale ses soupirs en vers précieux :

Dame tu cabeza,
Siquiera un pelo,
Para alarme una herida
Que amor me ha hecho.
    Pero es locura,
Pues ho de inflammarse
Con la herida.

« Donne-moi ta tête — Ou seulement un cheveu, — Pour panser la blessure — Que l’amour m’a faite.

« Mais c’est une folie — Car ta tête va prendre feu — En touchant ma blessure. »

Mi corazon volando
Se fué à tu pecho ;
Le cortaste las alas,
Y quedó dentro.
    Por atrevido
Se quedara por siempre
En él metido.

« Mon cœur en volant — S’en fut dans ton sein ; — Tu lui as coupé les ailes — Et il y est resté.

« Comme il eut grand’peur, — Il restera toujours — Caché dans ton sein. »

Voici encore un couplet un peu quintessencié qui rappelle certains sonnets des ouvrages de Cervantès :

Soñé que me querias
La otra mañana,
Y soñé al mismo tiempa
    Que lo soñaba.
    Que á un infelice
Aun las dichas soñadas
Son imposibles.

« Je rêvai que tu m’aimais — L’autre matin, — Et je rêvai en même temps — Que c’était un songe ;

« Car pour un malheureux — Même les songes heureux — Sont impossibles. »

Ces couplets remontent probablement jusqu’au temps de Gongora ; ces poésies du dix-septième siècle nous paraissent bien fades et bien langoureuses ; cependant si nous les comparons aux vers de mirliton et de confiseurs, restés parmi nous comme types de poésie populaire, nous sommes obligés de reconnaitre la supériorité des seguidillas comme élégance et comme expression.

Nous avons entendu dans les salons de Doré un professeur de chant espagnol d’un talent très-distingué, M. L. Pagans, chanter avec un brio remarquable une ancienne seguidilla andalouse : on nous saura gré de donner ici ce charmant morceau inédit, dont M. Pagans a bien voulu écrire exprès pour nous l’accompagnement pour piano.

Il s’agit, dans cette seguidilla, d’un novio qui reproche à sa fiancée de ne pas croire à sa passion, pour ne pas le payer de retour : mais, ajoute-t-il dans l’estribillo (refrain), tu nies parce que tu crains d’être vaincue :

Bien que lo niegas
Porque tienes gran miedo
De que te venza.