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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/321

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fille de cinq à six ans, habillée comme pour un jour de fête ; sa tête, ornée d’une couronne de fleurs d’oranger, reposait sur un coussin ; et nous crûmes d’abord qu’elle dormait ; mais en voyant un vase plein d’eau bénite à côté d’elle, et de grands cierges qui brûlaient aux quatre coins de la table, nous comprîmes que la pauvre petite était morte. Une jeune femme, qu’on nous dit être la mère, pleurait à chaudes larmes, assise à côté de son enfant.

Cependant le reste du tableau contrastait singulièrement avec cette scène de deuil ; un jeune homme et une jeune fille, portant le costume de fête des labradores valenciens, dansaient, au milieu de la pièce, une Jota des plus animées en s’accompagnant de leurs castagnettes, tandis que les musiciens et les invités formaient le cercle autour d’eux, et les excitaient en chantant et en battant des mains.

Nous avions de la peine à comprendre ces réjouissances à côté d’un deuil : Está con los angeles, — elle est avec les anges, nous dit un des parents. En effet, on considère en Espagne les enfants qui meurent comme allant tout droit en paradis : — Angelitos al cielo, des petits anges au ciel, dit le proverbe ; c’est pourquoi on se réjouit de les voir aller vers Dieu, au lieu de s’en aflliger. Aussi, après la danse, entendîmes-nous les cloches tocar á gloria, c’est-à-dire sonner comme pour une fête, au lieu de tocar á muerto, comme pour les enterrements ordinaires.

La Navarre et le sud de la Catalogne ont aussi leurs Jotas ; dans la partie orientale de la province de Gérona qui confine à la frontière française, et qu’on appelle l’Ampurdan (les Catalans disent l’Ampurdá), nous avons vu dans des fêtes de villages des danses gracieuses et variées ; elles se composent de deux pas différents qu’on appelle lo Contrapas et la Sardana, et dont les figures forment une espèce de quadrille. Les airs qui accompagnent ces danses ont un caractère d’originalité qui nous frappa vivement, et ils nous parurent devoir remonter à une époque fort ancienne.

Une des danses populaires des plus anciennes et des plus curieuses, c’est celle connue sous le nom de Los Gigantones y los Enanos, — les Géants et les Nains ; le poëte Quevedo la décrivait en 1609, dans son España defendida. Cette danse est encore en usage à Barcelone, et on ne peut se figurer les transports joyeux et les applaudissements enthousiastes du peuple, lorsqu’il voit les Gigantones, énormes mannequins figurant des géants des deux sexes dans le genre du Grand Gayant de Douai, se livrer à leurs évolutions en faisant claquer leurs castagnettes monstrueuses, avec accompagnement de flûtes et de tambourins. Notons une particularité curieuse : d’après un usage très-ancien, les Gigantones possèdent une maison à Barcelone, et les revenus de l’immeuble servent à payer leurs costumes, auxquels on donne la plus grande richesse possible. Il y a peu d’années encore, la coiffure de la Giganta (la Géante) était le type de la dernière mode, et les élégantes ne manquaient pas de la prendre comme modèle.


La Manola de Madrid. — Le Salon de Capellanes. — Les Habas verdes de la Castille. — La Tarasca à Tolède. — Encore les Gigantones. — Les Asturiens et la Danza prima. — La Muyñeira des Galiciens. — Le Gaitero gallego. — Le Magosto. — La Gallegada à Paris.

La capitale de l’Espagne n’a pas, à vrai dire, de danse qui lui soit propre, mais le peuple madrilène, toujours passionné pour le divertissement favori des Espagnols, sait s’approprier les pas les plus caractéristiques, notamment ceux en vogue dans les provinces méridionales, et leur donner une certaine tournure, une grâce toute particulière.

C’est dans les assemblées populaires qui ont lieu chaque année à Madrid et dans les environs, la veille des fêtes de saint Antoine, de saint Jean, de saint Pierre, et qu’on appelle Verbenas ; c’est le jour de la fameuse romeria de San Isidro el Labrador, le patron de la ville, que la gaieté des Madrilènes, surexcitée par les chansons et les danses, se montre expansive et bruyante. C’est alors que la cigarrera, au son des instruments favoris du peuple, foule de la pointe de ses petits pieds le gazon de la prairie, pendant que les jeunes gens chantent des couplets dans le genre de celui-ci :

Aquella sal madrileña
Vale mas que el mundo entero,
Cuando canta una rondeña,
Haciendo hablar el pandero.

« Cette élégance madrilène — Vaut mieux que le monde entier, — Quand elle chante une rondeña — Ou qu’elle fait parler le tambour de basque. »

La Manola d’autrefois brillait tout particulièrement dans le Fandango. Une anecdote singulière, dont nous ne voulons pas garantir l’authenticité, est racontée par un auteur du siècle dernier au sujet de cette danse fameuse. On prétend que la cour de Rome, scandalisée de l’indécence de ce pas, résolut de le proscrire sous peine d’excommunication. Un consistoire fut convoqué pour lui faire son procès ; on allait prononcer la sentence de mort, lorsqu’un cardinal dit qu’il ne fallait pas condamner un coupable sans l’entendre, et qu’il votait pour que le Fandango parût devant ses juges : la raison, l’équité avaient inspiré cet avis. L’on mande deux danseurs espagnols des deux sexes : ils dansèrent devant cette auguste assemblée. La grâce, la vivacité, la volupté de ce duo commença par dérider le front des pères ; une vive émotion, un plaisir inconnu pénètrent dans leurs âmes ; ils battent la mesure des pieds, des mains ; la salle du consistoire devient une salle de bal ; chaque Éminence se lève, danse en imitant les gestes, les mouvements des danseurs ; et d’après cette épreuve, le Fandango obtint sa grâce et fut rétabli dans tous ses honneurs.

Autrefois la Manola, qui faisait le plus bel ornement des fêtes populaires de Madrid, était renommée pour son habileté à la danse, témoin ces vers bien connus de la Cancion de la manola :

Que caliá, y como cruge,
Si baila Jota ó Fandango !