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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/356

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manzor, quoique ledit roi Almanzor soit mort depuis une dixaine de siècles.

Un monument assez curieux, bien qu’il date d’une époque beaucoup plus récente, c’est le Triunfo, élevé en l’honneur de l’archange Raphaël, patron et gardien de Cordoue, à peu de distance de la mosquée et du palais épiscopal, et qu’on prétend être une imitation du monument de la place Navone, à Rome. La statue du saint archange, plus grande que nature, est en bronze doré, et s’élève à cent pieds de hauteur au sommet d’une colonne surmontée d’un chapiteau également en bronze doré. Le patron de Cordoue est représenté, suivant l’usage, l’épée à la main et les ailes déployées. La colonne repose sur une espèce de rocher, orné des statues de quelques autres saints, également les patrons de la ville ; sur ce rocher, d’où jaillit une fontaine, nous remarquâmes différents sujets allégoriques, tels qu’un lion, un cheval et un palmier, faisant allusion à Cordoue et à la province.

Nous lûmes sur un cartouche l’inscription suivante en espagnol :

Yo te juro
por
Jesu Christo cruzificado
Que soy Rafael Angel, a quien
Dios tiene puesto por guar-
Da de esta ciudad.

« Je te jure par Jésus-Christ crucifié que je suis l’ange Raphaël, que Dieu a choisi pour gardien de cette ville. »

Cette singulière inscription, dont la rédaction n’a rien de commun avec le style lapidaire, ne peut guère être comprise sans une explication. Or, cette explication nous est donnée par un aleluya ou romance populaire, imprimé à Cordoue, et orné d’une gravure sur bois des plus naïves, où l’archange est représenté servant de guide au jeune Tobie, et tenant à la main son bâton de voyage et son poisson. À côté de l’image se lit le titre ainsi conçu : Véridique relation et curieuse légende du seigneur Raphaël archange, avocat de la peste et gardien de la ville de Cordoue.

D’après cet aleluya, le saint archange apparut le 7 mai 1578 au Bienheureux Roelas, gentilhomme et prêtre de Cordoue ; il lui parla pendant plus d’une heure et demie, et les premières paroles qu’il lui adressa, recueillies avec soin, ont été gravées depuis sur le Triunfo. Ceci nous rappela une peinture assez médiocre que nous avions vue dans une des chapelles de la mosquée, sans en comprendre le sujet, et qui représente l’apparition de l’archange Raphaël. La dévotion à cet archange est tellement générale à Cordoue, qu’on n’y compte pas moins de neuf Triunfos élevés en son honneur. Ajoutons un détail, c’est que les sculptures, assez médiocres du reste, du monument que nous venons de décrire, sont l’ouvrage d’un Français, Michel Verdiguier, que nous avons déjà eu l’occasion de citer à propos d’une Sainte Agnès de la mosquée.

L’archange Gabriel tient aussi une grande place dans les poésies populaires de l’Espagne. Nous avons recueilli celle-ci comme une des plus naïves :

Cuando el Eterno se quiso hacer niño,
Le dijo al Angel con mucho carino :
Andá, Gabriel, vete á Galilea ;
Alli verás una pequena aldea ;
Es Nazaret su gracioso apellido.

« Quand l’Éternel voulut se faire enfant, — Il dit à l’Ange d’un ton caressant : — Va, Gabriel, va en Galilée — Là tu verras un petit village — Qui porte le gracieux nom de Nazareth. »

Fué el Santo Arcangel bebiendo los vientos,
Hasta llegar al humilde aposento,
Y cuando vió a la hermosa Maria,
Le ha dado el encargo con que Dios le envia :
Dios te salve, Reina y hermosa Maria !

« Le Saint Archange s’en fut, buvant l’air — Jusqu’à ce qu’il arrivât à l’humble toit, — Et quand il vit la belle Marie, — Il lui porta le message dont Dieu l’avait chargé : — Dieu te salue, Reine et belle Marie ! »

À chaque instant nous retrouvons dans la langue espagnole des mots et des images empruntés aux Moresques. Il y avait là une civilisation avancée à tous les égards ; encore aujourd’hui, ce que l’Espagne offre de plus curieux au voyageur lui vient des Mores, aussi bien dans les arts que dans l’agriculture. La belle race des chevaux andalous, si estimée en France aux seizième et dix-septième siècle, est encore un héritage oriental. On peut en dire autant des troupeaux de bœufs et de moutons qu’on voit dans les plaines de l’Andalousie. Les conducteurs de ces troupeaux frappèrent Doré par leur allure étrange. Aussitôt son album s’enrichit d’un nouveau croquis dont on voit ici la reproduction.

La grande place de Cordoue, appelée autrefois le Corredera parce qu’on y donnait des courses de taureaux et des joutes, est devenue la Plaza de la Constitucion. C’est un grand quadrilatère irrégulier, entouré de maisons supportées par des arcades et garnies de trois étages de balcons en bois, d’un aspect assez délabré, où sèchent des loques de toutes les couleurs. La rue principale, appelée la Feria, où se voient quelques boutiques, est la seule qui présente un peu d’animation. La promenade de Cordoue, de création récente, est appelée Paseo del Grand Capitan, en souvenir du célèbre Gonzalo de Córdova. Le Grand Capitaine, dont les Cordouans sont si fiers, naquit à Montilla, bourg situé à peu de distance de la ville, et beaucoup plus connu aujourd’hui pour son excellent vin blanc que comme lieu de naissance d’un des plus grands hommes de l’Espagne. Il fut baptisé à Cordoue dans l’église de San Nicolas, qui existe encore.

Gonzalve de Cordoue, dont le chevalier de Florian n’a pas donné un portrait des plus ressemblants dans sa nouvelle, est beaucoup mieux connu aujourd’hui, grâce aux documents authentiques qui ont été publiés. Le fabuliste en avait fait un héros légendaire, une personnification de l’ancienne chevalerie des romans, tandis