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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/357

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que, d’après l’histoire, le véritable fond de son caractère était une prudence et un sang-froid extrêmes, unis à une très-grande opiniâtreté.

Tout en reconnaissant les qualités incontestables du Grand Capitaine, les historiens sont unanimes pour lui reprocher son manque de bonne foi en plusieurs circonstances, notamment envers le jeune duc de Calabre et envers le célèbre César Borgia, lorsque, malgré son serment solennel, il les livra entre les mains de Ferdinand le Catholique, leur ennemi juré.

Cependant, le grand capitaine n’était pas ennemi de la plaisanterie, si nous en croyons une pancarte imprimée qu’on nous offrit un jour au musée d’Artillerie de Madrid, pour la modeste somme d’un real : cette pancarte, revêtue du timbre du Real museo militar de Artilleria, porte en tête ces mots : Cuentas del Gran Capitan, — les Comptes du Grand Capitaine.

D’après les livres qu’on lui présenta, dit le document en question, la trésorerie royale avait à réclamer des sommes très-considérables à Gonzalve de Cordoue ; mais celui-ci accueillit cette réclamation avec le plus haut dédain. Bien plus, il voulut donner une leçon sévère, aussi bien aux trésoriers qu’au roi lui-même, pour leur apprendre comment on devait traiter celui qui avait conquis plusieurs royaumes.

Il répondit donc d’un ton plein de calme et d’indifférence que le lendemain il présenterait aussi ses comptes, et qu’on verrait alors lequel était débiteur, de lui ou du fisc, bien que celui-ci lui réclamât trente mille ducats d’un côté, trois millions d’écus d’un autre, et ainsi de suite. Le grand capitaine tint sa promesse, et se faisant apporter à l’audience de la trésorerie un énorme registre, il se mit à lire d’une voix sonore les articles suivants, composant les sommes qui lui étaient dues :

« Deux cent mille sept cent trente-six ducats et neuf réaux, payés aux moines, aux religieuses et aux pauvres qui ont prié Dieu d’accorder la victoire aux armées espagnoles ; — Cent millions en piques, en boulets et en pioches de tranchée ; — Cent mille ducats en poudre et en boulets de canon ; — Dix mille ducats en gants parfumés pour préserver les troupes de la mauvaise odeur que répandaient les cadavres ennemis étendus sur le champ de bataille ; — Cent soixante mille ducats pour réparer et renouveler les cloches usées à force de sonner tous les jours à coups redoublés en l’honneur de nouvelles victoires obtenues sur nos ennemis ; — Cinquante mille ducats en eau-de-vie pour les troupes, un jour de combat ; — Un million et demi pour garder les prisonniers et les blessés ; — Un million pour messes d’actions de grâces et Te Deum en honneur du Tout-Puissant ; — Sept cent mille quatre cent quatre-vingt-quatorze ducats en espions et… — Et cent millions pour la patience avec laquelle j’ai écouté hier le roi, quand il demandait des comptes à celui qui lui a fait présent d’un royaume. »

Inutile d’ajouter que nous ne voulons pas garantir l’authenticité de ces prétendus comptes du grand capitaine, fort populaires, du reste, en Espagne. Gonzalve de Cordoue mourut à l’âge de soixante-deux ans dans son palais de Grenade ; Ferdinand le Catholique, qui de son vivant l’avait abandonné comme il avait fait pour Christophe Colomb, fit célébrer des services en son honneur dans la chapelle royale et dans les principales églises du royaume. « Voilà, dit Brantôme, la belle récompense que fist le roy à ce grand capitaine, à qui il estoit tant obligé. Je croy encore que si ces grands honneurs mortuaires et funérailles lui eussent beaucoup cousté, et qu’il les lui eust fallu faire à ses propres coust et despens, comme à ceulx du peuple, il n’y eust pas consommé cent escuz, tant il estoit avare. »

Outre le poëte Gongora, dont nous avons vu le tombeau dans la cathédrale, Cordoue compte encore d’autres personnages célèbres parmi ses enfants : c’est d’abord un autre poëte, Juan de Mena, bien connu en Espagne ; c’est Pablo de Cespédès, peintre, sculpteur, architecte, poëte et antiquaire ; Ambrosio de Moralès, un des hommes les plus érudits du seizième siècle ; et enfin le père Sanchez, ce fameux casuiste, qui publia des Disputationes sur le mariage, — un ouvrage intraduisible, et de qui on disait qu’il en savait sur le mariage plus long que le démon : Del matrimonio, sabe mas que el demonio.

Comme la plupart des grandes villes d’Espagne, Cordoue avait autrefois de nombreux couvents ; depuis la suppression des ordres monastiques en Espagne, ils sont presque tous inhabités, et l’herbe croît dans plus d’un cloître désert. Dans un de ces couvents, au dire d’un voyageur français du dix-septième siècle, il existait une cloche qui ne manquait pas de sonner d’elle-même toutes les fois que devait mourir un religieux : « Et ainsi, ajoute-t-il, on en sait le temps à un jour près. »

Chacun sait combien étaient renommés autrefois les cuirs de Cordoue ; leur réputation était tellement grande, que c’est encore sous ce nom que les amateurs désignent ces anciennes tentures de cuir gaufré, peint et doré, que l’on recherche aujourd’hui pour orner les appartements, et qui, pour la plupart, se faisaient dans les Flandres. Les peaux préparées et teintes portent en espagnol le nom de cordoban, d’où dérive le vieux mot français cordouan, qui a longtemps été synonyme de cuir. Quant aux cuirs pour tenture, ils étaient connus autrefois en Espagne sous le nom de guadameci ou guadamacil ; d’après un passage de Tallemant des Réaux, il paraît qu’au commencement du dix-septième siècle, on en faisait encore venir d’Espagne en France.

L’orfévrerie de Cordoue était très-renommée sous la domination musulmane ; comme la plupart des orfévres arabes, ceux de Cordoue travaillaient surtout le filigrane. Aujourd’hui encore, on y exécute très-habilement ce genre de travail, ainsi que des chaînes d’or d’une légèreté remarquable. Du temps des khalifes, les haras de Cordoue avaient également une grande réputation. On sait du reste que ce mot vient de l’arabe. Le marquis de Langle, qui parcourut l’Espagne vers la fin