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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/366

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cond novio, et que le premier occupant ne veuille pas lui céder le terrain, la question doit être tranchée par le couteau ; alors chacun des deux adversaires jette son manteau à terre, serre sa faja autour de ses reins, et on se met à croiser le fer : se cruzan las navajas. Ordinairement la belle fait tous ses efforts pour interrompre le combat, et les deux rivaux en profitent pour s’adresser des défis de ce genre :

« So pelgar (misérable), si je te coupe la langue, je la pendrai comme une relique devant la Virgen del Rosario !

— Ne faites pas attention, Niña, vous allez voir que je vais montrer à ce garçon comment on s’y prend pour tuer un poulet. »

Si des alguaciles, attirés par le bruit, viennent interrompre la lutte, les combattants s’échappent avant l’arrivée des garduñas (fouines), — c’est le surnom qu’on donne en Andalousie aux agents de police ; — mais ils savent se retrouver peu de temps après sous quelque mur d’un faubourg, ou sur les bords du Guadalquivir ; et le combat recommence jusqu’à ce que le sang d’un des deux rivaux ait coulé.

Fort heureusement, du reste, les choses ne se passent pas toujours d’une manière aussi tragique : par exemple, quand les deux adversaires sont de ces perdonavidas ou fanfarrones, comme on en rencontre quelquefois en Andalousie, le combat se change en une comédie des plus amusantes : les deux fanfarons, qui n’ont pas la moindre envie de s’égorger, s’adressent réciproquement les menaces les plus effrayantes, tout en avançant et reculant tour à tour, et en décrivant en l’air de grands cercles avec leur navaja, qui frappe toujours dans le vide. Fatigué de cet exercice, un des deux s’arrête un instant :

« Eh bien ! compare, que se passe-t-il donc ?

— Oh ! Ce n’est rien, j’ai perdu mon soulier.

— Dites donc, compère, savez-vous que vous êtes une fameuse navaja ?

— Et vous donc ! Et deux hommes de notre valeur iraient s’entretuer ! »

On s’explique, on s’embrasse, et les deux rivaux qui voulaient se pourfendre s’en vont bras dessus, bras dessous à la taverne, où la paix se consolide entre une bouteille de manzanilla et un plat de poisson frit.

Les couplets satiriques ne manquent pas pour tourner en ridicule les Peladores de pava ; tantôt il s’agit d’un galant qui, vers l’heure de minuit, croit apercevoir la dame de ses pensées… mais c’était un chat noir et blanc :

A las doce de la noche
Echó un galan un requiebro,
Pensando que era su dama…
Y era un gato negro.

Un autre, qui a éprouvé des déceptions, exhale ses plaintes dans le couplet suivant :

Yo me enamoré de noche
Y la luna me engañó ;
Otra vez que me enamore
Sera de dia y con sol.

« C’est de nuit que je me suis enflammé, — Et la lune m’a trompé ; — La première fois que je m’enflammerai, — Ce sera de jour, et en plein soleil. »

Lorsque le Pelador de Pava compte des musiciens parmi ses amis, il leur donne rendez-vous sous le balcon de sa novia, qui jouit ainsi des charmes de la musique tout en écoutant les douces paroles de son fiancé. Nous assistâmes par une belle nuit d’été, dans une rue de Cordoue, à une serenata de ce genre, qui nous fit penser à celle de Don Pasquale : cet orchestre improvisé, qu’on appelle en Andalousie la Ronda, se composait du guitares, de bandurrias ou mandolines, et de flûtes ; tandis que les musiciens accompagnaient la voix des cantadores, le novio semblait, comme dit la chanson andalouse, attaché avec un cheveu aux barreaux de la fenêtre :

Atado con un cabello
A la reja de su casa.

Quant à la jeune fille, dont un rayon de la lune éclairait la charmante figure à travers sa reja, elle nous parut prendre beaucoup plus d’intérêt aux paroles de son fiancé qu’aux trilles des flûtes et au punteado de la bandurria.

Assez souvent, tandis que le novio est occupé à pelar la pava, quelques amis embusqués dans le voisinage le surprennent, l’entourent et l’obligent à leur payer tribut, ce qui s’appelle cobrar el piso. Il est rare que le fiancé refuse de se conformer à cette coutume, car, suivant le proverbe andalou, celui qui plume la dinde, doit payer sa place : A ! que pela la pava, cobrarle el piso.


Départ de Cordoue. — Le pont d’Alcolea. — Andujar ; les fabriques d’Alcarrazas. — Bailen et la Carolina. — Las Navas de Tolosa. — Santa Elena. — Le défilé du Despeñaperros. — La Sierra Morena. — Les pénitences du chevalier de la Triste-figure. — Les Ermitaños de la Sierra Morena. — Les brigands d’autrefois et ceux du dix-neuvième siècle. — Encore José Maria, le Bandit généreux. — Les mines de mercure d’Almaden del Azogue. — Les Fúcares. — La Venta de Cardenas ; Cardenio et Luscinde.

Nous avions depuis une semaine retenu nos places dans la diligence del Norte y Mediodia, précaution très-utile en Espagne ; le jour arrivé, nous montâmes de grand matin dans le pesant véhicule qui s’ébranla bruyamment, et descendit avec force cahots la rue mal pavée où était située la Fonda de las Diligencias. Nous ne tardâmes pas à perdre de vue Cordoue et ses clochers, et une heure après, nous traversions le Guadalquivir sur le magnifique pont d’Alcolea ; ce pont a été élevé par Charles III à la fin du siècle dernier, et le marbre noir qui a servi à sa construction provient de la Sierra Morena, dont nous commencions à distinguer nettement les cimes bleuâtres. El carpio, la Aldea del rio et quelques autres endroits que nous traversâmes sont d’un aspect assez triste, et les olivares ou plantations d’oliviers et les champs de blé se succèdent avec monotonie.

Andujar, la première ville où nous nous arrêtâmes,