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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/368

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est bâtie à un millier de mètres du Guadalquivir, que nous traversâmes une dernière fois en disant adieu à la grande rivière des Arabes. La ville, qui passe pour une des plus anciennes d’Espagne, et qui s’appelait Iliturgi à l’époque de la domination romaine, est bâtie au milieu d’une plaine fertile, et n’a guère de monuments qui méritent d’être cités : la seule église digne d’attention est celle de Santa Maria, la plus ancienne de la ville, où nous remarquâmes dans une chapelle latérale un Santo Entierro ou mise au tombeau, sculpture de haut relief de l’époque de la Renaissance.

Ce qui fait la réputation d’Andujar, ce sont ses vases de terre poreuse qui servent à rafraichir l’eau, et que l’on transporte dans presque toutes les parties de l’Espagne et même à l’étranger. Ces alcarrazas (et non alcarazzasalcaradzas, comme on l’écrit ordinairement chez nous) d’origine arabe, de même que leur nom, se fabriquent depuis très-longtemps dans le pays, et Ponz dans son Viage de España, les cite comme les meilleures de toute l’Espagne ; leur forme, d’une élégance remarquable, est restée telle qu’elle était autrefois, et rappelle beaucoup celle des vases du même genre qui se font encore au Maroc et sur tout le littoral africain de la Méditerranée. Ce sont le plus souvent des vases à deux anses dont l’orifice, qui s’épanouit parfois comme le calice d’une fleur, est ornée de pastillages ou ornements rapportés, d’une délicatesse extrême, et représentant ordinairement des fleurs et des oiseaux.

Nous visitâmes avec beaucoup d’intérêt plusieurs alcarrazerias ou fabriques d’alcarrazas : du reste le mot fabrique est peut-être trop ambitieux, car chaque alcarrazero ou potier a simplement un four et quelques tours ; il façonne la terre de ses mains, aidé de quelques ouvriers, et expose ses produits dans une petite boutique donnant sur la rue.

Les alcarrazas, qu’on appelle encore en Andalousie Tallas, se font avec une marne argileuse qu’on va chercher à peu de distance d’Andujar ; voici, d’après les renseignements que nous avons recueillis sur les lieux, comment on procède à leur fabrication. On commence par bien pétrir la terre, puis on fait sécher au feu du sel marin, finement broyé et passé au tamis, qu’on ajoute dans la proportion de cinq livres pour cent de livres de terre ; ce sel a pour effet, dit-on, de donner plus de porosité à la pâte. Cette pâte se façonne très-facilement sur le tour et se prête, comme nous l’avons dit au travail le plus délicat. Une fois les alcarrazas façonnées, on les fait sécher au soleil, puis on les introduit dans un four qu’on chauffe modérément au moyen de branches d’olivier et chêne vert, de sarments de vigne, ou bien encore de genêt et de romarin qu’on apporte de la Sierra voisine ; car la terre ne résisterait pas à une température élevée.

La légèreté des alcarrazas est extrême, et leur fragilité très-grande ; elles se vendent, du reste, à un bon marché incroyable : ainsi pour un réal ou vingt-cinq centimes, nous en achetâmes de fort jolies, et pour six ou huit réaux nous pûmes choisir ce qu’il y avait de plus riche dans les boutiques d’Andujar. On fait aussi des alcarrazas dans d’autres villes de l’Espagne, notamment à Valence, à Chiclana, à Murcie, à Felanitx (île de Majorque) et à Malaga ; celles de ces deux dernières villes se distinguent par une grande élégance.

Bailen, où nous arrivâmes deux heures après avoir quitté Andujar, et la Carolina sont deux petites villes de la province de Jaen, les dernières que l’on traverse avant de quitter l’Andalousie. La route commence à monter insensiblement, et les montagnes semblent grandir à mesure qu’on avance. C’est à Bailen que la route de Madrid, se bifurquant, se dirige vers Grenade ; ce trajet, qui exigeait plus de soixante heures du temps des diligences, se fait aujourd’hui en un jour et demi. Au dix-septième siècle, ce voyage demandait dix jours, ou du moins dix nuits, à ce qu’assure Voiture dans une de ses lettres : « … Je suis party de Madrid. En dix nuits j’ay fait dix journées : et je suis arrivé à Grenade, sans avoir veu le soleil, si ce n’est aux heures qu’il se couche et qu’il se lève. »

La Carolina, qui doit son nom au roi Charles III, est un grand bourg aux constructions symétriques, dont les rues alignées au cordeau, tiradas à cordel, comme disent les Espagnols, et semblant sortir du même moule, se coupent toutes à angle droit. Rien n’est plus monotone que cette métropole des Nuevas poblaciones. C’est le nom qu’on a donné à quelques villages tels que Santa Elena, Guarroman et autres, qui furent construits sur un même plan par ordre d’un homme d’État célèbre, Olavide, pour peupler les contrées désertes qui avoisinent la Sierra Morena. Ure fois les poblaciones bâties, il ne manquait plus que des habitants : on fit donc venir des Suisses et des Allemands ; mais ces étrangers ne purent, dit-on, s’y acclimater.

C’est à peu de distance de la Carolina qu’est situé un village dont le nom est célèbre en Espagne : Las Navas de Tolosa. C’est là que, dans une plaine élevée, se rencontrèrent, au mois de juillet de l’année 1212, l’armée des musulmans récemment débarquée d’Afrique, et celle des chrétiens, venus de Tolède à leur rencontre. Le roi de Maroc avait quatre cent mille hommes ; ceux de Castille, de Navarre et d’Aragon n’en avaient que deux cent mille, et quand ils arrivèrent à la Sierra Morena, ils trouvèrent tous les passages gardés par l’ennemi. Heureusement un berger, qu’on a prétendu être le fameux San Isidro el Labrador, le patron de Madrid, guida les chrétiens par des sentiers détournés, et les infidèles, attaqués à l’improviste, furent mis en déroute. Deux cent mille musulmans furent tués, tandis que les chrétiens, au dire des historiens espagnols, ne perdirent que vingt-cinq ou trente hommes. « Il ne serait pas facile de le croire, dit l’un d’eux, si le fait n’avait été certifié par l’évêque Rodrigo, qui était présent à la bataille, et qui en écrivit au pape Innocent III une relation très-détaillée. » Si l’évêque disait vrai, on ne peut s’empêcher de penser que les musulmans, en se laissant tuer tant de monde et en faisant si peu de mal à l’ennemi, firent preuve d’une bonne volonté sans exemple.