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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/369

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Quand nous eûmes quitté la Carolina, la montée devint de plus en plus rapide, et après avoir traversé le village de Santa Elena, d’où la vue sur les montagnes est superbe, nous ne tardâmes pas à entrer dans les défilés de la Sierra Morena ; une route remarquable, construite en même temps que les Nuevas Poblaciones, serpente à travers des gorges affreuses et des précipices qui donnent le vertige ; un passage célèbre, où ces gorges se resserrent d’une manière effrayante, est connu dans toute l’Espagne sous le nom de Despeñaperros. Pendant que la diligence gravissait lentement les nombreux zigzags de la côte, nous descendîmes pour prendre un raccourci ; un carbonero de la montagne, à qui nous avions offert quelques cigares, nous guida dans des sentiers très-difficiles, mais d’où la vue était merveilleuse. Notre guide nous fit remarquer des roches d’une forme singulière, qu’on appelle los Organos à cause de leur ressemblance avec de gigantesques tuyaux d’orgues. Nous avions beaucoup d’avance sur la diligence, et Doré eut le temps de faire un très-beau dessin de la gorge du Despeñaperros : des blocs, d’une teinte sombre comme l’ardoise, s’élèvent perpendiculairement de chaque côté de la route, et ne laissent qu’un étroit passage qu’on dirait ouvert par le cimeterre de quelque géant. À nos pieds s’ouvrait l’abîme, en partie masqué par une épaisse végétation, et au fond duquel nous entendions le murmure d’un mince filet d’eau. C’est du haut de ces rochers escarpés que les infidèles, poursuivis après la bataille de las Navas de Tolosa furent précipités, dit-on, par les chrétiens, et telle est l’origine du nom de Despeñaperros, qui signifie littéralement la culbute des chiens.

« L’Andalousie, disait Voiture, m’a réconcilié avec le reste de l’Espagne. » Le célèbre bel esprit venait en effet de quitter la Manche, où nous allions entrer, et il avait été charmé du contraste entre des plaines arides, entre la sombre végétation de la Sierra Morena et le riant pays des orangers et des palmiers. « Il y a trois jours, dit-il encore, que je vis dans la Sierra Morena, le lieu où Cardenio et don Quichotte se rencontrèrent : et le même jour, je soupais dans la Venta, où s’achevèrent les aventures de Dorothée. » Ces lignes, écrites dix-sept ans après la mort de Cervantès, montrent que son immortelle fiction avait déjà acquis la valeur d’une réalité ; aujourd’hui encore on ne peut parcourir ces montagnes sans penser à don Quichotte et à son écuyer ; en voyant ces rochers et ces chênes-liéges, nous nous disions que c’était sans doute là qu’ils avaient passé la nuit, et que Ginès de Passamont avait volé l’âne de Sancho. Ces lieux âpres et solitaires, qui convenaient si bien aux fines prouesses d’amour du chevalier de la Triste-Figure, furent le théâtre de la pénitence qu’il fit, à l’imitation du Beau-Ténébreux, lorsqu’il voulut se montrer à son écuyer sans autre vêtement que la peau… « Aussitôt, ôtant ses chausses en toute hâte, il resta nu en pan de chemise ; puis, sans autre façon, il se donna du talon dans le derrière, fit deux cabrioles en l’air et deux culbutes, la tête en l’air et les pieds en haut, découvrant de telles choses que, pour ne pas les voir davantage, Sancho tourna bride, et se tint pour satisfait de pouvoir jurer que son maître demeurait fou. »

La Sierra Morena a été considérée pendant des siècles comme le plus dangereux repaire de bandits de toute l’Espagne ; on nommait plaisamment ces bandits les Ermites de la Sierra Morena (los Ermitaños de la Sierra Morena). « Ils sont tant de bandoleros ensemble, dit Mme d’Aulnoy, que la mort de celui qu’on exécuteroit seroit bientôt vengée : ces misérables ont toujours une liste des meurtres et des méchantes actions qu’ils ont commis, et dont ils se font honneur ; et lorsqu’on les emploie, ils vous la montrent et demandent si l’on veut qu’ils portent des coups qui fassent languir, ou qui tuent d’un coup. Ce sont les plus pernicieuses gens de l’univers. En vérité, si je voulais vous dire tous les événements tragiques que j’apprends tous les jours, vous conviendriez que ce pays-ci est le théâtre des plus terribles scènes du monde. »

Peut-être y a-t-il un peu d’exagération dans ce récit ; ce qu’il y a de certain, c’est que les choses ne se passaient plus ainsi au commencement de notre siècle ; les bandidos espagnols avaient changé leur manière. Au lieu de procéder comme les anciens bravi italiens, qui mettaient leur poignard au service des vengeances personnelles, ils travaillaient pour leur propre compte, sous la conduite d’un chef, tantôt rançonnant les diligences ou les gens qui voyageaient en poste, tantôt attaquant les convois d’argent du gouvernement ; ou bien encore séquestrant de riches propriétaires, et ne leur rendant la liberté qu’après le payement d’une rançon proportionnée à leur fortune, procédé encore en usage dans certaines provinces de l’Italie méridionale.

I n’y a plus en Espagne une seule troupe de brigands, mais on y conserve encore le souvenir des exploits de Palillos et d’Orejita dans la Sierra Morena ; l’histoire de Diego Corrientes (el bandido valeroso) et celle du célèbre José Maria (el bandido generoso) sont connues de tous les gens du peuple. José Maria, dont on a fait chez nous, il y a peu de temps, un héros d’opéra comique, avait à l’occasion, si l’on en croit les légendes populaires, ses moments de générosité. Né à Estepa, en Andalousie, il commença par être contrebandier, comme la plupart des bandoleros ; ayant tué plusieurs douaniers dans une rencontre, il fut poursuivi, se cacha dans les bois impénétrables de la Sierra, et devint bientôt, dit un poëte andalou, le bandit le plus fameux qui ait jamais existé en Espagne :

El ladron de mayor fama
Y de mas grande renombre
Que hubo en las tierras de España.

Voici, d’après l’auteur des vers qu’on vient de lire, comment José Maria procédait, dans ses bons jours, à l’attaque d’une malle-poste :

« Silence ! dit un de ses hommes, un bruit de grelots se fait entendre… c’est une voiture… elle approche…

Alto ! s’écrie José Maria ajustant le cocher ; tout