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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/370

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le monde à terre ! Allons, fais descendre tes maîtres ; combien sont-ils ?

— Ils sont quatre : un gros monsieur, deux enfants et une jeune fille.

— Qu’ils descendent ! toi, Reinoso, surveille la portière ; qu’un autre se place devant les chevaux, et que deux hommes fassent le guet. »

Le señor don Cosme, — c’est le nom du voyageur, descend et supplie le bandit d’épargner sa fille.

« Ne craignez rien : personne ici ne manquera à la politesse. Valiente mosa (la belle créature) ! Dieu vous garde, señorita !

Capitan ! dit un des bandits, voilà vraiment un morceau choisi.

— Est-ce qu’on ne va pas mettre ce bijou en loterie ? s’écrie un autre ? »

José Maria impose silence à ses gens, et leur ordonne de commencer la visite de la voiture, sans faire le moindre mal à personne. Un des bandits trouve une bourse pleine, et demande au voyageur combien elle contient.

« Quatre mille duros (vingt mille francs), répond le malheureux ; la dot de ma fille, toute ma fortune.

— Ne vous désolez pas, bon vieillard, reprend José Maria, et vous, señorita, ne pleurez plus, car Dieu est grand… Vous étiez donc bien heureuse de vous marier… Et votre père ne vous contraignait pas ?

— Oh ! non, señor !

— Alors… Dieu vous bénisse : vous êtes libres ; si le Roi me reçoit un jour à indulto, j’irai vous faire une visite. Votre main, et adieu ! Allons, mayoral, à ton siége ! »

Et pendant que les mules s’éloignent à fond de train.

« Allons, vous autres, dit José Maria à ses compagnons, je vais vous partager quatre mille duros que j’ai en réserve dans la ermita ; ne faites donc pas la grimace… et au galop, mauvaise troupe ! »

Plusieurs fois nous avions passé la Sierra Morena accompagnés de l’indispensable escorte de soldats ; cette précaution peu rassurante est devenue inutile depuis l’excellente institution des guardias civiles, que l’on rencontre si souvent par parejas (couples) sur toutes les grandes routes d’Espagne. Aussi, lorsqu’en montant la côte à pied nous demandâmes en plaisantant au mayoral si nous ne serions pas attaqués, se mit-il à chanter pour toute réponse ce couplet populaire :

No le temo á ladrones,
Si civiles me acompanan ;
Viva la Guardia civil,
Porque es la gloria de España.

« Je n’ai pas peur des brigands, — Quand les civiles m’accompagnent ; — Vive la Guardia civil, — Car elle est la gloire de l’Espagne. »

Nous aperçûmes, il est vrai, quelques-unes de ces petites croix de bois qu’on élève ordinairement à la place où un homme a perdu la vie, soit à la suite d’un meurtre, soit par accident ; mais il faut dire que ces croix deviennent de jour en jour plus rares. Un voyageur du siècle dernier, le marquis de Langle, avait été frappé de la fréquence de ces croix dans les montagnes que nous traversions, et il était d’avis qu’à la place où un crime avait été commis, il eût mieux valu dresser un échafaud : « Il est moins intéressant, ajoute-t-il, pour les voyageurs et autres intéressés, de perpétuer le souvenir d’un meurtre que de rappeler l’idée de punition. »

C’est au milieu des ramifications de la Sierra Morena que se trouvent les si célèbres mines de mercure d’Almaden, que nous avions visitées dans un voyage précédent. Almaden est un mot arabe qui a passé dans la langue espagnole, et qui signifie une mine : On a donné à la petite ville qui se trouve au centre des mines le nom d’Almaden del Azogue, c’est-à-dire la mine de Mercure, pour la distinguer d’Almaden de la Plata, ou la Mine d’argent, également située en Andalousie. Almaden del Azogue se compose à peu près d’une seule rue longue et étroite, et est habitée en grande partie par des personnes employées aux mines. On compte trois filons principaux qui s’étendent sous la ville même, et qui portent le nom de différents saints ; les pozos ou puits qui conduisent au fond de la mine ont jusqu’à mille pieds de profondeur. Le nombre des ouvriers employés monte à près de quatre mille, la plupart tellement hâves et maigres qu’ils font peine à voir ; en effet, les émanations du mercure sont extrêmement nuisibles à la santé. Chaque année, dit-on, un certain nombre d’entre eux sont attaqués de convulsions et de spasmes ou crampes d’une nature particulière qu’on nomme calambres, et auxquels ils finissent par succomber.

Les mines d’Almaden sont les plus importantes du monde entier, et celles d’Idria, en Illyrie, ne viennent qu’en second rang ; les médailles romaines et arabes qu’on y découvre de temps en temps montrent qu’elles ont été connues très-anciennement. Sous le règne de Charles-Quint, ces mines furent exploitées par de riches marchands d’Augsbourg, Marc et Christophe Fugger, connus en Espagne sous le nom de los Fúcares, qui les conservèrent longtemps, et y acquirent une fortune immense. Leur nom est resté populaire : il existe encore à Séville une rue qu’on appelle La calle de los Fúcares, et quand on veut parler d’un homme immensément riche, on dit : c’est un Fúcar.

Depuis l’année 1646, le gouvernement espagnol fait exploiter pour son propre compte les mines d’Almaden, comme les mines de cuivre de Rio Tinto, celles de plomb de Linares, et celles de soufre de Hellin et de Benamaurel. On a calculé que depuis cette époque, la production de mercure avait dépassé un million deux cent trente deux mille quintaux, ce qui donne une moyenne de près de sept mille cinq cent soixante quintaux par an. Presque tout ce mercure était expédié en Amérique, où on l’employait pour l’extraction de l’or et de l’argent. La quantité de mercure extraite aujourd’hui s’élève à vingt ou vingt-cinq mille quintaux par