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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/372

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an, et le produit net, qui approche, dit-on, de cinq millions de francs, est un des revenus les plus certains de la Hacienda Publica.

Un quart d’heure après avoir quitté les défilés du Despeñaperros, nous nous arrêtâmes pour relayer à la Venta de Cárdenas, qui nous fit encore penser à un héros de Cervantès, Cardenio, et à la blonde Luscinde. Le nom de cette venta ou auberge de grand chemin est très-connu en Espagne, et sert même de titre à une chanson populaire, Las ventas de Cárdenas : Deux étrangers, un italien et un français, s’y rencontrent avec un Andalou ; chacun d’eux fait l’éloge de son pays, et le dernier, naturellement, a la prétention d’élever le sien au-dessus des autres ; mais ne pouvant venir à bout de persuader les interlocuteurs, il finit par tirer sa navaja, pour les convaincre à l’aide de cet argument péremptoire.

Malgré son nom sonore, la venta de Cárdenas ne consiste qu’en deux bâtiments sans caractère, servant à la fois de grange, d’auberge et d’écurie pour les relais des diligences. Après avoir bien questionné les gens sur les traditions ou souvenirs qui pouvaient s’y rattacher, tout ce que nous pûmes apprendre, c’est que la célèbre venta est également connue dans le pays sous le nom de Melocotones, à cause du sobriquet donné au propriétaire de l’immeuble. Quant à Cardenio et à Luscinde, il nous fut répondu qu’on ne connaissait pas ces gens-là.


La Manche. — Almuradiel ; une caravane de mendiants. — Opinion de Voiture sur la paresse des Espagnols. — Le Fléau des Gueux, Fainéants et Vagabonds. — Quarante espèces de mendiants ; la Cour des Miracles en Espagne. — Répartie d’un mendiant espagnol. — Un voyageur italien et un mendiant secrétaire d’ambassade. — Arrivée à Santa-Cruz de Mudela.

Nous venions de franchir la Sierra Morena, et d’entrer dans la Manche ; on ne saurait imaginer un changement plus subit ni plus complet ; à la nature méridionale succède sans transition celle du Nord : plus d’aloès, plus de cactus le long des routes, plus de lauriers roses au bord des ruisseaux, mais des plaines immenses, nues et arides qui s’étendent à perte de vue, sans qu’un peu de verdure vienne de temps en temps reposer les yeux.

Le nom de la Manche correspond à une ancienne division territoriale qui n’existe plus aujourd’hui : la partie de l’Espagne qu’on appelait ainsi faisait partie de la Nouvelle Castille, Castilla la Nueva. D’après la nouvelle division, l’ancien territoire correspond à quatre provinces, celles de Ciudad Real, d’Albacete, de Tolède. et de Cuenca.

On assure que le nom de la Manche vient du mot arabe Manxa, qui signifie terre desséchée : jamais étymologie ne fut mieux justifiée, car sur ce vaste plateau, élevé de plus de deux mille pieds au-dessus du niveau de la mer, exposé à tous les vents et brûlé par le soleil, le manque d’eau se fait presque partout sentir. L’aspect du pays est misérable et triste ; les villes et villages, qu’on ne rencontre qu’à de très-longs intervalles, ont un air de pauvreté qui fait mal à voir ; et c’est à grand’peine si le voyageur y trouve les ressources nécessaires à la vie. Aussi les Espagnols disent-ils en plaisantant de cette province : Es la mancha de España, c’est la tache de l’Espagne ; jeu de mots qui repose sur le double sens du mot mancha, signifiant également une tache.

Dès notre entrée dans la Manche, nous avions été assaillis par les mendiants ; avant d’arriver au relai d’Almuradiel, — un pauvre village qui faisait partie des Nuevas Poblaciones bâties il y a près de cent ans pour peupler la Sierra Morena et les territoires voisins, — le nombre de ces malheureux prit des proportions inquiétantes : comme nous montions une petite côte, nous en aperçûmes, du haut de l’impériale, une vingtaine au moins qui se dirigeaient vers la diligence aussi vite que leurs infirmités le leur permettaient. Quand cette caravane arriva auprès de nous, elle nous offrit le tableau abrégé de toutes les misères humaines : il y avait des femmes amaigries par la souffrance qui donnaient leur sein décharné à de pauvres petits êtres chétifs ; d’autres, les pieds nus et à peine vêtues, marchaient sur les cailloux aigus de la route en conduisant par la main des bambins dont le corps bronzé n’était même pas couvert d’une loque ; des aveugles marchaient à côté des boiteux qui avaient peine à se soutenir sur leurs béquilles, et un infirme traînait un petit charriot dans lequel était couché un enfant couvert de plaies. Il y avait aussi, il faut bien le dire, des hommes jeunes et valides.

Nous avons déjà parlé des mendiants qui encombrent l’entrée des églises de Barcelone ; mais leur misère n’approche pas de celle des mendiants de la Manche, et ce n’est que dans ce pays et dans quelques parties de la Vieille-Castille qu’on peut se faire une idée vraie de ce qu’est la mendicité en Espagne. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner les causes de cette plaie du pays, nous constaterons seulement qu’elle est fort ancienne : les détails ne manquent pas dans le célèbre roman de Guzman de Alfarache, non plus que dans le curieux récit du voyage d’Andrea Navagero, l’ambassadeur vénitien.

Voiture explique à sa manière, dans une de ses lettres, la cause de la misère qui frappait ses yeux ; après avoir parlé de sa paresse, « outre la mienne naturelle, ajoute-t-il, j’ay encore contracté celle du pays où je suis, qui passe sans doute en fénéantise toutes les Nations du Monde. La paresse des Espagnols est si grande, qu’on ne les a jamais pu contraindre à balayer devant leurs portes, et il en couste quatre-vingt mille escus à la Ville. Quand il pleut, ceux qui apportent du pain à Madrid des villages, ne viennent point, quoiqu’ils le vendissent mieux, et souvent il y faut envoyer la Justice. Quand le blé est cher en Andalousie, s’ils en ont en Castille, ils ne prennent pas la peine de l’y envoyer, ny les autres d’en venir quérir ; et il faut qu’on leur en porte de France, ou d’ailleurs. Quand un villageois qui a cent arpens, en a labouré cinquante, s’il croit en avoir assez, il laisse le reste en friche. Ils laissent les vignes venir d’elles-mêmes, et sans y rien faire. Un Italien