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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/373

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qui tailla la sienne, en trois ans la racheta de prix. La Terre d’Espagne est très-fertile, leur soc n’entre que quatre doigts dedans, et souvent elle rapporte quatre-vingts pour un. Ainsi, s’ils sont pauvres, ce n’est que parce qu’ils sont rogues et paresseux. »

Il existe un curieux petit in-douze imprimé à Madrid vers la fin du siècle dernier, sous le titre de El azote de Tunos Holgazanes y Vagabundos (le fléau des Gueux, Fainéants et Vagabonds), ouvrage utile à tous, dans lequel on découvre les tromperies et les fraudes de ceux qui courent le monde aux dépens d’autrui ; et où l’on rapporte beaucoup de cas survenus en matière de vagabonds, pour détromper et instruire les gens simples et crédules. L’auteur de cet opuscule imité de l’italien, D. J. Ortiz, ne compte pas moins de quarante sectas ou espèces différentes de mendiants. Il y avait d’abord les Galloferos, ainsi nommés de la gallofa ou repas qu’on donnait aux pèlerins-mendiants qui se rendaient à Santiago en Galice ; les Falsos Bordones, ou faux pèlerins ; les Clerizontes, qui s habillaient en prêtres ; les Afrayles, qui prenaient de faux habits de frayles (mines) et d’hermites, au temps où les ordres religieux étaient florissants en Espagne ; les Lagrimantes, ou pleureurs, qui savaient à propos verser des larmes pour exciter la compassion ; les Aturdidos, qui contrefaisaient à merveille les idiots et les sourds-muets ; les Acayentes, dont la spécialité était de se trouver mal.

Venaient ensuite les Rebautizados, où rebaptisés, qui se faisaient passer pour des Juifs convertis, et se faisaient donner de l’argent pour recevoir le baptême ; les Harineros, fariniers ainsi nommés parce qu’ils allaient de porte en porte, demandant un peu de farine pour faire des hosties. Les Lampareros, de leur côté, parcouraient les villes, les villages et les fermes, et se faisaient donner de l’huile destinée, disaient-ils, à éclairer le Saint-Sacrement et les images de la sainte Vierge.

Les Acapones avaient des recettes très-ingénieuses pour imiter toutes sortes de plaies : ils se servaient notamment de cendres de plumes brûlées qu’ils mélangeaient avec du sang de lièvre ; parfois même ils se faisaient des plaies véritables, dont ils savaient, du reste, arrêter les progrès à temps. Les Quemados ou Abrasados (brûlés) se mettaient sur la tête de l’alun de roche et d’autres drogues, et allaient montrant les ravages causés par un incendie qui avait dévoré leur maison. Quant aux Endemoniados ou possédés du démon, ils se contentaient de se livrer à des contorsions furieuses et d’imiter le beuglement du taureau. Viennent ensuite les Acaptosos, les Cambaldos, les Vergonzantes, les Morganeros, les Pedazeros, et une quantité d’autres ayant des spécialités diverses.

C’était, comme on voit, une Cour des Miracles au grand complet, et tous ces gens-là trouvaient le moyen de vivre de leur étrange métier, comme dit l’auteur en terminant sa singulière nomenclature :

Con arte y con engaño,
Se vive medio año :
Con ingenio y con arte
Se vive la otra parte.

« Avec de l’industrie et de la fraude, on vit une moitié de l’année : avec de l’invention et de l’industrie, on vit l’autre moitié. »

Ce tableau, serait assurément fort exagéré si on voulait l’appliquer aux mendiants d’aujourd’hui ; cependant, il faut bien dire que certaines parties sont restées vraies. Il suffit, du reste, de feuilleter les relations des voyageurs de différents pays qui ont parcouru l’Espagne, pour s’assurer que la mendicité a toujours été considérée par certaines gens comme une profession : un voyageur du siècle dernier, Joseph Baretti, secrétaire de l’Académie royale de Londres, raconte l’histoire d’un mendiant espagnol qui demandait l’aumône à un français : celui-ci, le voyant sain et robuste, lui demanda pourquoi il ne cherchait pas à subsister d’une manière plus honnête :

« C’est de l’argent que je vous demande, et non pas des avis », lui repartit le fainéant en tournant le dos.

Cette rodomontade espagnole fit rire le passant.

Un autre prétend que beaucoup d’artisans ne travaillent que lorsque la faim les y oblige :

« Entrez chez un cordonnier espagnol pour lui commander une paire de souliers, il commence par jeter un coup d’œil sur la planche : s’il y voit encore un pain, il vous saluera civilement, et vous pouvez aller ailleurs vous pourvoir de chaussures. »

Écoutons maintenant un voyageur italien qui parcourait l’Espagne en 1755 :

« Me trouvant par hasard dans la boutique d’un libraire, un gueux vint à moi et me demanda l’aumône, mais avec une telle arrogance qu’il semblait plutôt demander une chose qui lui était due que réclamer un secours de charité. À la première fois, je fis semblant de ne pas m’en apercevoir, et je continuai ma lecture. Devenu plus hardi par mon silence, il me dit qu’il y avait temps pour lire, et que je devais faire attention à ce qu’il disait. Comme je tins ferme à ne pas le regarder, s’approchant de moi d’un air insolent :

« Ou me répondre, ajouta-t-il, ou faire l’aumône ! »

Alors perdant patience, l’Italien se retourne vers lui pour réprimer son effronterie :

« Doucement, monsieur, dit le mendiant, vous ne me reconnaissez pas ; nous avons pourtant vécu ensemble dans une capitale où j’étais secrétaire d’ambassade. »

« J’eus beau lui répondre, continue le voyageur, que je ne me rappelais rien de ce qu’il disait ; il ne laissa pas de poursuivre, en m’assurant que la seule cause qui l’avait réduit à la mendicité, c’était sa trop grande franchise, qui l’avait fait déférer au tribunal terrible de l’Inquisition ; que du reste il n’avait jamais commis aucune bassesse, Il me dit encore beaucoup de choses que j’ai oubliées, et il parla avec tant d’art, d’éloquence et de vivacité, mêlant de temps en temps à son discours des traits de satire, surtout contre les moines, que je fus sur le point de croire qu’il avait été en effet secré-