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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/44

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à se réunir pour exécuter des ouvrages souvent gigantesques. En Égypte comme dans l’Inde, une théocratie puissante a dominé les peuples pendant des siècles : dans le premier pays elle a disparu, ne laissant que des pierres entassées et de la misère ; dans le second elle a prolongé jusqu’à nous son existence et ses priviléges sous des dominateurs étrangers. Elle a occupé ses peuples à créer et à embellir les objets du culte, sur lequel s’appuyait sa suprématie. À Rome, les vaincus ont été employés au même but ; mais la faiblesse de la religion, tombée presque dans le ridicule, a laissé les principaux efforts se diriger vers les vastes édifices, destinés aux dominateurs ou aux jeux barbares dont le peuple spoliateur du monde s’enivrait pendant sa dégradation. Vingt-cinq mille juifs amenés à Rome et y périssant pour construire un théâtre de scènes sanglantes, tel est le caractère de cette époque. Enfin le clergé chrétien, possédant seul quelque instruction et de l’unité pendant le moyen âge, attira vers lui la richesse et employa le travail des populations ainsi que le génie des architectes à produire les admirables édifices religieux et les cloîtres de l’art gothique.

De notre temps, nous voyons au contraire toutes ces constructions amoindries par les travaux dus à l’esprit d’association et à la recherche de tout ce qui en améliorant la situation matérielle de l’homme, tend à garantir les sociétés des horreurs qu’elles ont souffertes pendant les temps d’ignorance et de misère. Être utile aux autres et produire abondamment ce qui est nécessaire à chacun, est devenu, malgré une incertitude apparente, un but assez sûr et assez compris pour former des entreprises aussi multipliées que gigantesques, ou pour élever des constructions qui dans leur genre égalent si elles ne surpassent celles des siècles passés. La planète complétement connue, une force aussi puissante que docile créée pour ainsi dire avec la vapeur, et servant à fouiller son aliment dans la terre comme à produire tous les travaux qui exigeaient l’emploi de l’homme ou d’animaux qu’il fallait nourrir en nombre restreint ; — les vallées traversées, les montagnes percées, les isthmes canalisés, les déserts de l’Amérique et de l’antipode fertilisés et peuplés ; — des milliards dépensés en travaux par des compagnies, qui trouvent de l’argent dès qu’elles montrent un but utile à la généralité, tels que les chemins de fer, les canaux, les véhicules de toute sorte, l’éclairage des villes, et une foule de travaux divers ; d’autres millions enfouis en plusieurs reprises dans l’Océan, jusqu’à mettre le nouveau monde à quelques secondes de temps de l’ancien, et bientôt jusqu’à ce que la pensée fasse le tour du monde en quelques minutes ; — la lumière ne cessant d’éclairer nos longues nuits, les voyages devenus aussi rapides qu’ils étaient longs et pénibles, les nouvelles de chacun, volant sur les continents comme au fond des mers… voilà ce que le concours des bras, du numéraire et du génie de tous, crée, multiplie et vulgarise pour l’avantage du plus grand nombre !

C’est certes plus merveilleux, et surtout plus utile à l’humanité que tout ce que les anciennes sociétés avaient pu faire par l’oppression. La superstition élevant des pagodes, des temples, ou des pyramides, nous a laissé de quoi nous étonner ; mais l’aspect de ces merveilles nous donne le frisson à la seule idée des tristes et malheureuses époques qui les ont produites, et nous fait apprécier les bienfaits de notre temps, qui malgré ses imperfections, ses défaillances, ou ses vices, est bien celui du progrès, en dépit des regrets habituels du passé, du bon vieux temps, qui nous ferait horreur s’il revenait. Mieux valent certes des compagnies nous transportant au loin à bon marché ou nous apportant ce qui nous est nécessaire, tout en nous assurant des revenus, que des puissances apparentes ou occultes, nous forçant à construire des monuments pour le seul profit de ceux qui possèdent la force ou l’influence.

Quoique bien déchue, cette pagode est encore une des plus révérées de l’Inde ; les Anglais ont laissé d’assez beaux revenus aux brahmes encore nombreux qui la desservent ; mais ils ne sont plus trois mille comme au temps de leur splendeur. Lors de l’invasion de l’islamisme et des Européens, elle fut pillée et souillée à diverses reprises, et le départ de sa divinité principale put amoindrir la vénération. Cependant les idées enracinées par des siècles de croyance résistent à tout, et quoiqu’on y révère beaucoup d’autres divinités indiennes, Çiva est resté la principale, c’est-à-dire ce que nous appellerions la patron de la pagode.

Dans les diverses guerres de l’Inde, Chillambaran a vu plusieurs fois son enceinte servir de fortification après avoir été réparée et garnie de bastions. Ses portes sud, est et nord avaient été bouchées. Un mur en briques et crénelé avait été établi sur le haut de l’enceinte qui a un mètre et demi de large. Les Français, sous le commandement d’un M. de Villeneuve, s’y établirent en 1750 ; le temple des Mille-Colonnes leur servit d’étable ; ils le souillèrent en y faisant cuire du bœuf, et en établissant leur salle à manger dans le sanctuaire de Çiva. Une telle profanation à dû laisser des souvenirs, que les Anglais ont le bon esprit de ne pas susciter, car ils respectent beaucoup les usages et les superstitions de ce peuple, qui n’a d’énergie que pour défendre des croyances absurdes. Pour protéger les longs murs de l’enceinte, les Français construisirent aux quatre angles des tours, dont je ne me souviens pas d’avoir vu des traces ; mais le village voisin gêna leur défense et la garnison, composée seulement de soixante Français et de deux cents cipayes, se rendit après deux jours de résistance, le 19 mars 1760 ; ils avaient à défendre une enceinte de plus de seize cents mètres. Depuis cette époque elle a été restaurée, de nombreuses statues en stuc ont été réparées, et c’est une des pagodes les mieux conservées de l’Inde. Les Anglais, qui ont eu la sagesse de laisser aux Indous leurs croyances, se sont plu à maintenir la puissance des brahmes, qui excède encore celle des clergés européens aux époques où ils dominaient la société. Aussi faut-il leur permission pour entrer dans la pagode, et il y a des heures où ils défendent l’accès