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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/68

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fleuve, et communiquait avec le palais occidental par un pont et un tunnel.

Le pont, long de cinq stades, reposait sur des piles enfoncées très-profondément à douze pieds l’une de l’autre ; elles étaient bâties en pierres liées par des crampons de fer et soudées avec du plomb fondu, et les faces exposées au courant étaient taillées à angle aigu. Le tablier, de trente pieds de large, était un plancher de cèdres et de cyprès, reposant sur d’énormes madriers de palmier. Quant au tunnel, c’était un caprice auquel avait cédé Sémiramis, quand elle construisait le bassin dont je parlerai plus tard. L’Euphrate, momentanément détourné vers l’est, avait laissé à sec son lit naturel, et la reine y fit pratiquer une galerie souterraine de douze pieds de haut sur quinze de large ; les Babyloniens ajoutaient que l’ouvrage avait été terminé en sept jours. Les peuples enfants ont toujours besoin d’enjoliver même le merveilleux.

Voilà, dans ses trails essentiels, ce qu’était la reine de l’Orient au temps de sa splendeur, c’est-à-dire avant les Perses, qui dégradèrent ses plus beaux monuments, pillèrent ses temples et en firent une grande ville de province, et rien de plus. Ce qui frappe dans les descriptions que nous ont laissées les anciens, c’est une certaine combinaison d’utilitarisme et de grandiose que nous ne trouvons nulle part au même degré que chez les Chaldéens. Tous leurs immenses travaux, remparts, canaux, observatoires, quais, ponts, lacs artificiels, sont par-dessus tout des travaux d’utilité publique. Je n’en excepte que les fameux jardins suspendus, dont je parlerai plus loin, et qui d’ailleurs ne sont pas de Sémiramis, bien que le vulgaire les lui ait attribués ; on les doit à un caprice élégant d’un despote amoureux (rara avis ! ) dont le nom même ne nous est point parvenu.

Pendant que je ruminais mes classiques, nous franchissions le seuil hospitalier du khan. Je n’eus rien de plus pressé que de monter sur la terrasse et de jeter un coup d’œil sur l’immense panorama que je pouvais embrasser de cette hauteur.

À moins d’avoir passé par la même impression, il est impossible de comprendre ce que je ressentis à cette première vue. Nous avons aussi des ruines en Europe, et même des ruines éloquentes ; mais chez nous la vitalité est si intense et la vie sitôt prête à remplir les vides que fait la mort, que les ruines mêmes se trouvent bientôt à l’étroit parmi les nouvelles constructions que l’activité moderne entasse autour d’elles. La plus célèbre de nos villes mortes, Lacédémone, n’est pas tellement endormie à l’ombre de ses lauriers roses, qu’elle ne se réveille parfois au babil de Mistra, sa coquette voisine, et la nymphe de l’Eurotas doit être singulièrement effarouchée lorsqu’elle se trouve face à face avec son préfet en habit brodé. Ces contrastes ont aussi un certain piquant, mais je préfère pour ma part le grandiose, et rien en Europe ne soulève la pensée aux hauteurs où la porte la contemplation des nobles et sublimes solitudes de Palmyre, de Baalbek, de Memphis, de Ctésiphon ou de Babylone.

Je m’attendais, d’après certains voyageurs, à voir un amas confus d’ondulations formées par les ruines ; le paysage que je vis, au contraire, simple, à grandes lignes, était des plus faciles à saisir. Tout à fait à mes pieds, courant parallèlement à l’est-sud-est, six lignes de talus marquaient le tracé de trois canaux, le premier moderne, les deux autres anciens. Entre ces deux derniers régnait une sorte de large fossé qui me sembla au premier coup d’œil répondre au fossé nord de la cité ; entre le canal moderne et le premier des deux autres, un espace allongé, que j’évaluai approximativement à quatre cents ares, était couvert de débris de briques et de poteries. Si cet endroit n’a pas fait partie de l’ancienne ville, il a été du moins un groupe d’habitations important. Au delà des canaux s’étendait une vaste plaine blanchâtre, semée de rares broussailles, sillonnée de canaux antiques dont on voit de loin les talus courir à perte de vue en lignes un peu plus blanches que le reste de la plaine. De loin en loin quelques monticules de ruines, comme Abou Rouêsa, Hosseyn ; ils finissent dans l’éloignement par n’être que d’imperceptibles renflements du terrain. Parmi eux se détache nettement à l’horizon une masse d’un rouge violacé, aux flancs coupés presque à pic, au sommet uni, ressemblant tout à fait à ces collines d’argile rouge qu’on rencontre à chaque pas dans la haute Nubie. C’est Babel, ou du moins la citadelle antique à laquelle les Arabes ont donné ce nom de fantaisie. Les grandes ruines, qui commencent là, disparaissent aux yeux, masquées par la colline rouge ; l’Euphrate, qui coule à une demi-heure à l’ouest de Mehaouil, est également dérobé par Les ondulations du sol ; à peine aperçoit-on de loin la bordure de palmiers qui annonce son voisinage.

À gauche de Babel, deux bouquets isolés de palmiers, deux monticules rapprochés l’un de l’autre se dessinent vaguement au bout de l’horizon, à plusieurs heures de distance. Le plus grand de ces monticules est el Heimer, que quelques savants croient avoir été l’angle sud-est de Babylone ; le second s’appelle Kaber-el-Hâyad, le tombeau du tailleur, et est aussi, je crois, un monceau de ruines antiques.

Rien ne peut rendre la grandeur muette et désolée de ce désert où dormait une ville qui fut en son temps la capitale du monde civilisé. Ce n’était pas même quelque chose comme ces ruines presque riantes de Ninive, où une végétation triomphante a recouvert les remparts et les palais tombés en poussière, où une charmante petite rivière gazouille dans les joncs, plus librement qu’au temps de Nemrod ou de Salmanazar. Ici, le sol bas, vitreux, comme maudit, ne portait aucune trace de sillon ; les hôtes inoffensifs des steppes du Tigre, le lièvre, la gazelle, ne se montraient nulle part ; on ne voyait pas même pointer la tente noire de l’Arabe. Je me rappelai les éloquentes malédictions rugies par la passion lyrique d’un peuple à qui ses malheurs avaient donné le droit de maudire Babylone :

« Elle ne sera jamais habitée, nul n’y demeurera, de génération en génération ; jamais l’Arabe n’y dres-