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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/69

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sera sa tente ; jamais les pasteurs n’y élèveront leurs huttes.

« Mais les bêtes fauves du désert y feront leurs repaires ; ses maisons seront pleines de créatures plaintives ; le hibou y habitera, et les satyres y feront leurs ébats.

« Babylone deviendra un amas de décombres, un repaire de dragons… Ses cités sont une désolation, une terre aride, un désert, une contrée où pas un homme ne demeure, où le fils de l’homme ne passe pas[1]. »

Ce serait ici le moment de placer quelques banalités bien senties sur la vanité des grandeurs humaines et la chute des empires. Eussé-je voulu en trouver, j’avoue que je n’en eusse pas la pensée. Outre que j’ai toujours eu le respect des grandes ruines, je suis convaincu que toute civilisation a eu sa raison d’être et tient sa place légitime dans l’histoire de l’humanité, et celle de Babylone autant qu’une autre. Je sais qu’on me contestera la civilisation d’un peuple qui n’a laissé après lui ni un livre[2] ni une œuvre d’art ; mais pour moi, ce n’est point là une raison. Nous avons une indulgence routinière et exagérée pour les peuples lettrés, parce qu’ils ne laissent rien à désirer à notre curiosité rétrospective ; nous devrions plutôt nous demander quelle somme de progrès représentent certaines civilisations paperassières, comme la Chine moderne, les Grecs du Bas-Empire, les Arabes après les croisades, — et nous-mêmes dans deux cents ans d’ici, si nous n’y prenons garde. Ne méprisons pas la civilisation muette, sérieuse et réelle des Chaldéens. Un peuple qui est arrivé du premier coup à une incomparable prospérité agricole, la plus solide d’un grand État ; qui a créé deux sciences du premier ordre, l’astronomie et la médecine, — ce peuple-là peut bien se consoler de ne pas avoir écrit les cent quatre-vingt volumes de l’Encyclopédie chinoise, ou de ne pas avoir élevé les inutiles pyramides.


V


Entrée dans les ruines. — Fossé de Mehaouil. — Babel. Deux anges bien… jeunes.

Nos compagnons, que le souvenir de Sémiramis préoccupe moins et qui pensent judicieusement que chaque chose a son heure, même un déjeuner à Babylone, — nos compagnons, dis-je, ont rudement fait honneur à nos dernières provisions et je suis leur exemple. Le café bu, nous remontons à cheval et nous franchissons successivement les trois canaux : nous sommes en pleine Babylone.

Le grand fossé dont j’ai parlé plus haut est la première chose qui me frappe : j’ai dit que je l’ai pris tout d’abord pour le fossé nord de la ville ; à la réflexion il me vient une autre idée. Ce fossé se dirige vers le lac (aujourd’hui desséché et couvert de coquilles lacustres) que Semiramis selon les uns, — Nitocris selon d’autres — avait creusé pour recevoir le trop plein des eaux de l’Euphrate. Quand Cyrus assiégea Babylone, il fit endiguer l’Euphrate et dirigea les eaux du fleuve vers le lac en question, en même temps qu’un autre canal creusé par lui contournait extérieurement les fortifications de la ville. Le grand fossé Mehaouil ne serait-il pas une de ces deux tranchées ? Je propose, sans affirmer, bien entendu : ce n’est pas la dernière fois que j’aurai à le faire.

Nous entrons dans la plaine blanchâtre que j’ai indiquée : une chaleur plombée, énervante, nous envahit et semble monter par bouffées de ce sol saturé de nitre, où nous errons pendant près de deux heures. Nos jouissances d’antiquaires ne commencent réellement qu’à Babel, où nous admirons franchement les imposantes constructions qu’ont mises à jour les fouilles de MM. Rich, Fresnel et autres explorateurs. La continuation des fouilles permet à coup sûr de refaire le plan détaillé de la citadelle, car il est à peu près prouvé qu’elle existait en cet endroit. Le nom de la colline, dans presque toutes les relations de voyages, est Moudjelibê (retourné sens dessus dessous) : les paysans me l’ont nommé Babel, mais je n’ose affirmer que ce dernier ne leur a pas été suggéré par les explorateurs anglais de ces trente dernières années,

La masse entière de Babel forme un rectangle de cinq cent vingt mètres de circonférence, bien orienté dans le sens des quatre points cardinaux. Il n’est pas douteux qu’elle ne représente le plan général de l’antique forteresse (ou du palais si l’on veut), dont les constructions extérieures sont « tombées en pâte » sous la double action des éléments et des hommes. Après Cyrus et ses bataillons victorieux sont venus les pacifiques maçons de Hillé, qui ont fait de Babylone une immense carrière à briques. Ker Porter dit n’y avoir pas trouvé une inscription entière : j’ai été plus heureux, et j’ai pu me convaincre par mes yeux que les briques à inscriptions cunéiformes y foisonnent.

Une légende musulmane, originale, se rattache à Babel. Dieu avait envoyé là en mission deux de ses anges les plus purs, Harout et Marout : mais ces séraphins s’avisèrent de faire ce qu’il faut toujours faire en Orient, ils devinrent amoureux et — voyez la chance ! — d’une femme mariée et honnête. Celle-ci réussit à enlever à ses deux adorateurs, niais comme de purs gandins parisiens, le mot d’ordre du paradis où elle s’empressa de monter, laissant les deux mystifiés qui reconnurent un peu tard l’énormité de leur péché d’intention : ils allèrent le confesser à l’Éternel, qui, touché de leur repentir commua la damnation encourue en une légère pénitence : il les mit dans un puits invisible à Babel, où ils sont toujours, pendus par les sourcils, jusqu’au jour du jugement.

Nous descendons la colline, nous prenons par les rives de l’Euphrate, au grand soulagement de nos yeux fatigués de cette plaine poudreuse. L’Euphrate est charmant : il me rappelle le Nil entre Khartoum et Mandjera. Les deux rives, principalement la droite, un peu plus basse et plus arrosée que l’autre, ne sont qu’une longue

  1. Isaïe et Jérémie.
  2. Bérose, seul historien chaldéen, est contemporain d’Alexandre le Grand.