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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/92

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néral, ils évitent les villes et attendent au fond du désert qu’on vienne commercer avec eux.

Un de mes compagnons de voyage, M. Wartmann, employé de la maison Weber, déjà nommée, allait souvent dans l’intérieur, jusqu’à Bedraya, même vers Mendeli, pour acheter en gros les laines provenant de la tonte annuelle ; il était dans les meilleurs termes avec les cheiks, et passait sans défiance des quinze à vingt jours dans les douairs, seul et sans armes. Il me proposa de faire avec lui l’excursion qu’il devait entreprendre huit jours plus tard ; mais je n’étais pas libre, et dus, à mon grand regret, refuser cette aubaine.

J’en étais d’autant plus désolé qu’il y a dans l’intérieur, à ce qu’il m’apprit, des ruines de grandes villes d’autant mieux conservées que l’homme n’a pas voulu accélérer leur disparition totale. En général, plus l’homme est civilisé, plus il est funeste aux belles ruines. L’Européen, obligé d’utiliser chaque mètre de terrain cultivable, fait passer la charrue sur les castra stativa et les villæ romaines. Le barbare démolit les temples pour bâtir ses mosquées ou ses habitations ; à un degré de barbarie plus bas, il n’a pas même d’habitations fixes, mais il brise les chapiteaux et les colonnes doriques pour en couvrir ses tombeaux, et prend les sarcophages pour en faire des auges à bétail.

Le sauvage est seul respectueux (sans le savoir) envers l’auguste souvenir du passé. Il laisse le temps faire son œuvre, et le temps, quand on ne l’aide pas sottement ou brutalement, décore admirablement les ruines. Il couvre de mousse le granit âpre et grisâtre, fait courir les festons de lierre le long des frises, jette à travers les arceaux interrompus les lianes et la vigne sauvage, fait étinceler au front des mâchicoulis lézardés, béants, les couleurs vives de la giroflée, couvre du noble manteau de l’impérissable et intarissable nature les œuvres les moins naturelles de l’égoïsme humain. Voyez tel castel féodal, par exemple, au bord du Rhône ou du Rhin. Du temps qu’il vivait, il était laid, lourd, sans goût, aussi offensant à l’œil de l’artiste que gênant pour tout le monde. Aujourd’hui ce n’est qu’une ruine : mais que cette ruine est adorable à voir !

Je recommande cette thèse-ci aux chercheurs d’idées originales : — si les amis du moyen âge pullulent parmi nous, c’est que le moyen âge ne nous montre aujourd’hui que son squelette ruiné, et que cette ruine a bon air. Tel qui, par goût d’artiste, regrette amèrement le temps de la chevalerie, — eût, s’il eût vécu en l’an 1300, pris avec ardeur sa vouge et son haubert pour marcher avec la commune contre le castel seigneurial près duquel il est né.

J’en reviens à mes Arabes.

Ceux des environs de Ctésiphon appartiennent aux trois tribus de Chamar, de Montefik, des Beni-Lam. J’ai dit qu’en général les Turcs les craignent franchement et ne s’aventurent guères chez eux. Parmi nos hommes d’escorte est un kavas qui a servi de guide à trois Français pour aller dans l’intérieur, il y a moins de dix ans, et qui a conservé de ce petit voyage l’idée que les Français sont le peuple le plus brave de la terre. Voici comme. Le ministère de la guerre avait envoyé à Bagdad un sous-officier et deux cavaliers de remonte pour faire des achats de chevaux. Mes trois braves, ne connaissant pas le pays, avaient entrepris une excursion assez loin dans l’intérieur. Grand effroi du guide, qui leur dit, comme un argument sans réplique : « Mais il y a des Arabes par là ! — Des Arabes ! s’écrie le maréchal des logis en éclatant de rire. Eh bien, mon bonhomme, s’ils viennent, on leur parlera. — Mais si on trouve un goum de deux cents cavaliers ? — Nous sommes trois Français : est-ce que cela ne suffit pas ? Des Arabes ! Elle est bonne, par exemple ! » Et ils vont en avant, et arrivent à une espèce de butte, où ils montent. Une troupe d’Arabes, qui campait derrière une butte voisine, se montre alors et se met en mesure d’envoyer quelques balles aux intrus. Ceux-ci ouvrent le feu, abattent deux hommes : les Arabes, persuadés qu’ils ne sont que les éclaireurs d’une troupe plus nombreuse, détalent vite avec leurs hommes morts ou blessés. Nos trois Français retournèrent le soir à Bagdad. Ce qu’il y eut de plus original, c’est qu’ils ne comprirent jamais qu’ils avaient échappé à un grand danger.

Voici quelques renseignements que j’ai obtenus sur une de ces tribus, les Chamar, qui occupent non-seulement une partie de la Babylonie, mais la Mésopotamie jusqu’à l’Euphrate et probablement un peu plus loin.

Le cheikh actuel des Chamar est un homme jeune qui gouverne despotiquement, mais est fort populaire parce qu’il a la main ouverte à la manière arabe, c’est-à-dire qu’il vole et pille à tort et à travers pour enrichir quiconque lui demande quelque chose.

Il y a quelques années, le gouvernement turc voulant se concilier l’amitié de ce chef puissant, lui envoya le brevet et la plaque de l’Osmanié ou du Medjidié, qui lui furent remis par un kavas du pacha dont relevait cette portion de la Mésopotamie. Le jeune cheikh reçut avec indifférence ce cadeau dont il ne soupçonnait pas l’importance : juste au même moment, un Arabe, mal vêtu, un Chamar, entra dans la tente, et, voyant sur un meuble la décoration enrichie de brillants, il l’emporta ostensiblement et sans mot dire. Le cheikh trouva le procédé leste, mais dans les idées des Bédouins, un homme qui réclame un objet qu’un visiteur a jugé à propos de s’approprier passe pour un ladre, et le chef avait sa réputation de main ouverte à ménager.

Quant au brevet, il l’envoya à sa mère qui se le fit lire et fut surprise de voir qu’il ne portait pas sa plaque. Elle en demanda la raison à son fils qui répondit ingénument : « Mais je ne l’ai plus. — Tu l’as donnée ? — Non. Ali le borgne est entré sous ma tente, a désiré le bijou turc, et l’a emporté. Je me suis tu, ainsi qu’un homme bien né devait le faire. — Comment, imbécile ? Tu laisses un chien lépreux s’approprier le nichan du padichah ! Rappelle-le bien vite, reprends ce nichan à tout prix, et que cela n’arrive plus ! » Et ainsi fut fait.

Cette femme gouverne toujours, à l’heure qu’il est, la tribu des Chamar sous le nom de son fils. Son mari