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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/93

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(le précédent cheikh) avait en elle une grande confiance que ses enfants lui ont continuée. C’est elle qui fait toute la correspondance de son fils, qui n’est qu’un sauvage bon au plus à donner un coup de lance, tandis qu’elle est reconnue comme un diplomate de première force. Elle ne sait pas écrire, mais elle a un kiatib (secrétaire), qui est un homme sûr : elle se fait lire par lui les lettres adressées à son fils, et dicte les réponses au kiatib.

Des exemples d’influence féminine sur les affaires publiques sont fort rares chez les Musulmans sédentaires, mais ils sont plus communs chez les Bédouins. N’oublions pas d’ailleurs que nous sommes au pays de Nitocris et de Sémiramis.

Les Chamar s’étendent au nord jusqu’à la route d’Orfa à Mardin, qu’ils inquiètent et d’où ils ont expulsé les Kurdes. Le gouvernement turc, trop faible pour les contenir, leur paye tribut, ou plus exactement les laisse traiter de gré à gré avec les villes d’Orfa, Mardin, Mossoul, Diarbekir et sans doute d’autres, qui leur payent une contribution annuelle afin que leurs caravanes ne soient pas détroussées sur les routes. Ne crions pas trop à la barbarie : il y a un siècle, si ma mémoire est fidèle, les gens des basses terres d’Écosse payaient la fameuse taxe noire (black mail) aux Highlanders, pour empêcher ceux-ci de venir razzier leurs bestiaux.

Si ce que l’on m’a dit est vrai, les Chamar n’ont qu’à se bien tenir. La Porte, qui s’est décidée à faire quelque chose pour les milliers de Circassiens arrivés chez elle, veut les établir en colonies de sûreté autour des ruines de l’ancienne Resène, au beau milieu du désert. On a commencé à leur bâtir là une ville, on leur concédera autant de terres qu’ils pourront cultiver, et ils devront veiller à la sécurité des routes en empêchant les Arabes de passer du Tigre à l’Euphrate et réciproquement, grâce à un système de villages échelonnés le long de la rivière Chabour.

Tout cela est très-louable, mais les gens qui connaissent bien le pays et le caractère circassien, ne voient à ce plan qu’un léger inconvénient : c’est que les héros du Caucase pourraient bien être les premiers, dès que les Arabes se montreraient, à leur donner la main et à piller ensemble.

Au moment où je finissais mes plans et mes esquisses, un vapeur apparaissait à l’horizon, venant du sud-est, c’est-à-dire de Bassora. Une demi-heure après il rasait le Bostan, et je m’attendais à le voir passer au bout de quelques minutes à la hauteur du Tak Kesra, quand je le vis s’éloigner et disparaître à peu près dans la même direction que celle d’où il arrivait. La carte que j’ai jointe à ce récit de voyage donne l’explication du mystère : le Tigre, après avoir passé le Bostan, décrit une courbe énorme vers le sud et le vapeur, qui du reste prenait son temps, mit quelque chose comme deux heures à franchir les ruines de Ctésiphon.

Ce vapeur revenait presque à vide. C’était l’époque du pèlerinage juif au tombeau d’Esdras, situé aux trois quarts de la route de Bagdad à Bassora, sur la rive gauche du Tigre. Dans ce moment, les bateaux qui descendaient avaient leurs ponts chargés de pèlerins, et remontaient presque sans passagers ; quinze jours plus tard c’était le contraire.

J’eus occasion de voir un de ces chargements, et ce fut la collection la plus complète de juifs mésopotamiens qu’on pût imaginer. Il y avait là des figures de jeunes gens fort insignifiantes, car elles n’avaient pas encore le cachet de la vie juive, qui n’est pas tout à fait celui de la race ; des faces de vieillards tenant le milieu entre le patriarche et le marchand de lorgnettes ; si bien qu’on eût volontiers flotté entre le désir de leur demander leur bénédiction et celui de leur offrir deux sous.

Les femmes étaient mieux : elles avaient pour la plupart une distinction naturelle que l’élément masculin avait rarement. Il y avait des jeunes filles dont l’éclat rappelait la comparaison biblique des roses de Jéricho, et des matrones âgées qui devaient ressembler quelque peu à Judith, vingt ans après Holopherne.

Le tombeau d’Esdras, où tout ce monde se rendait, est un monument fort simple, au bord du fleuve, riche de dons et d’offrandes à l’intérieur, mais à l’extérieur, semblable au premier ziaret musulman venu. Une tradition dont l’authenticité m’est suspecte fait mourir là le prophète favori de Cyrus et qui fut le vrai reconstructeur de Jérusalem : cette dernière circonstance explique le culte que les Hébreux rendent à sa mémoire. Ézéchiel est un prophète d’une bien autre envergure que le bon Esdras, mais on ne va guère à sa tombe à Kefl, d’abord parce qu’il n’y a pas de steamer pour aller à Kefl, puis parce qu’Ézéchiel n’est pas, comme Esdras, le prophète des jours heureux.

Le capitaine du steamer nous proposa, en passant, de nous ramener à Bagdad ; mais nous avions nos chevaux, et d’ailleurs je n’avais pas encore fini mon exploration. Nous remerciâmes, et il passa.

Dans la plaine absolument nue s’élevait, vers le sud-est, une ruine qui me parut du même genre que le Sour déjà décrit, et un peu moins délabrée : j’allai en lever le plan. Je vis deux pans de mur se joignant à angle droit, et qui semblent avoir fait jadis partie d’un rectangle dont une partie aurait été mangée par le Tigre. Il y a un pli du fleuve qui présente sa concavité à cette ruine, et d’après une loi physique bien connue, le Tigre ne peut que continuer à ronger la rive de ce côté plutôt que du côté opposé.

Une tradition persistante appelle ce lieu Bostan, « le Jardin, » nom que confirme encore celui de Tell el Bagh (bagh, en persan, signifie également jardin), donné à la partie la plus éloignée de la ruine. Pour expliquer ce nom de jardin, reportons-nous au passage où Ammien-Marcellin raconte la suite de la campagne de Julien à partir de Séleucie.

De cette grande ruine, l’empereur était venu camper sur le Nahar Malkha, qu’Ammien appelle le fleuve creusé (flumen fossile) : il le trouva à demi comblé de grosses pierres, ce que j’ai de la peine à croire, car il est impossible de trouver un caillou de ce côté. Il le fit déblayer, l’eau y entra, l’armée s’y embarqua, descen-