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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/130

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pour l’hivernage ; goëlette d’abord, équipage ensuite ; sans doute, la science ne fut pas oubliée ; il fallait toutefois pourvoir au plus pressé ; il y avait fort à faire, mais je n’en étais pas à mon premier voyage arctique. MM. Sonntag, Radcliffe, Knorr et Starr se chargèrent des recherches scientifiques qu’il nous était possible d’entreprendre. Jensen, Hans et Pierre, furent promus au titre de chasseurs de l’expédition. Sous les ordres de M. Dodge, une escouade, comprenant la majeure partie de nos hommes, descendit la cargaison dans les canots et la transporta au rivage, d’où, au moyen d’une grue improvisée, on la déposa sur une des terrasses inférieures, à trente pieds au-dessus de la marée haute, dans un magasin construit en pierres sèches et recouvert de nos vieilles voiles. Cette opération présenta de graves difficultés : l’eau étant peu profonde, la berge très-inclinée et la glace trop récente pour porter un traîneau, il fallut former et entretenir un canal pour le va-et-vient continuel des bateaux entre le navire et le rivage. — Mac Cormick et le charpentier, aidés des bras restés disponibles, préparaient la goëlette pour son long sommeil d’hiver : les voiles furent détachées, les vergues descendues, le haut des mâts bien enveloppé et le pont couvert d’un toit de planches formant une chambre de huit pieds de hauteur vers le faîte et de six et demi sur les côtés ; une tenture de papier goudronné en cachait tous les joints ; quatre fenêtres servaient à la ventilation et laissaient entrer la lumière (la longue nuit arctique n’était pas encore commencée). Entre les ponts, la besogne ne manquait pas : la cale planchéiée, râclée, lavée à l’eau de chaux, fut convertie en cabine pour l’équipage ; on installa le poële de la cuisine au centre de la pièce, sous la grande écoutille à laquelle fut adapté un appareil très-simple pour fondre la neige et la glace ; ce n’était autre chose qu’un long cylindre double, en fer galvanisé et chauffé par la cheminée du fourneau ; un énorme baril recevait l’eau claire et très-pure qui en découlait sans cesse : notre fontaine fournissait largement tous les besoins du bord.

Le 1er octobre, tous nos préparatifs furent terminés et nous pendions la crémaillère dans nos quartiers d’hiver ; le festin était fort présentable, assurément : pour relevé de potage, on nous servit un saumon d’Upernavik, et la table pliait sous le poids d’un plantureux cuissot de renne, flanqué de gibelottes de lapin et de pâtés de gibier.

Le fait est que nous marchions vers l’hiver, pleins de confiance dans le commissariat aux vivres ; l’appétit formidable et les vigoureux estomacs que nous assuraient l’air vivifiant et nos rudes labeurs, pouvaient se déclarer satisfaits du présent et confiants dans l’avenir ; accrochés aux haubans transformés en étal, une douzaine de rennes attendaient leur tour, et nombre de lapins et de renards étaient suspendus aux agrès. Nos Nemrods ne rentraient jamais bredouilles : ils rencontraient fréquemment des troupeaux de quinze à cinquante rennes, et Jensen, qui, pendant plusieurs jours, campa sur le terrain de chasse, avait déjà caché, selon la méthode esquimaude, la chair d’une vingtaine de ces animaux, sans compter tous ceux qu’il expédiait à bord ; moi-même, j’en tuai trois dans une heure. Toutes ces provisions n’étaient pas de trop et nos chiens y faisaient de terribles brèches ; nous conformant à l’usage esquimau, nous ne leur donnions à manger que tous les deux jours, mais les privations et les fatigues du voyage avaient sans doute accru leur voracité naturelle, et il ne leur fallait pas moins d’un renne à chaque repas.

La goëlette dormait chaudement couchée dans son berceau de glace, et il n’était plus besoin de service de bord ; je réduisis le quart à un officier et un matelot ; une sentinelle eût suffi. La journée ordinaire qui commence à minuit, remplaça la journée de mer qui commence à midi. Nous franchissions la ligne qui sépare la lumière de l’été de l’obscurité sombre du long hiver polaire, et nous nous préparâmes bravement à cette lutte contre les ténèbres, en hommes déterminés à leur opposer une énergie à toute épreuve, et une bonne humeur inaltérable. Le caractère personnel de mes associés était d’un bon augure pour l’avenir : il présentait des nuances assez différentes pour bannir l’uniformité de nos relations quotidiennes, et cependant leur union, leur esprit de corps me garantissaient la durée de cette parfaite harmonie qui résulte du consciencieux accomplissement du devoir de chacun.

Le 15 octobre, le soleil disparaissait pour quatre longs mois derrière les collines méridionales ; nous ne parlâmes d’autre chose le soir, et je pouvais facilement lire sur les traits de mes compagnons que leurs pensées le suivaient dans sa course vers le sud ; un voile de tristesse s’abaissait sur la table autour de laquelle nous étions groupés ; pendant les cinq dernières semaines nos soucis et nos travaux nous avaient laissé à peine remarquer le déclin du jour, il s’était évanoui lentement, et la morne nuit arctique qui succédait aux ombres grandissantes, nous faisait maintenant sentir pour la première fois que nous étions vraiment seuls dans les solitudes du pôle.

16 octobre. — Le dieu de la lumière repose sous la croix du sud et ne parcourt plus sa route céleste au-dessus de nos collines silencieuses ; mais ses rayons d’or s’attardent sur les montagnes et le jour s’arrête encore comme un amant sur le seuil de la maison de la bien-aimée. Les étoiles aux longs et doux rayons pâlissent à l’approche de la froide reine des ténèbres : elle accomplit sa ronde majestueuse dans la nuit solennelle, ses tresses d’argent balayent les mers et les vagues sauvages tombent dans le repos, comme un visage passionné et mobile, soudain touché par la main de la mort.

L’hiver et les ténèbres s’abaissent graduellement sur nous ; mais neuf heures de crépuscule par jour nous permettent encore bien des travaux en plein air. Mes arrangements pour la santé et le confort de notre intérieur sont terminés, mon système de discipline et d’économie domestique marche à merveille (et je m’assure que mon petit monde va tourner sans cahot autour