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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/136

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glace ne paraissait point encore : on ne trouvait que de la neige fortement gelée que la pelle entamait avec une certaine difficulté.

Le lendemain, nous reprîmes notre route dans les mêmes conditions ; au bout de quarante-cinq kilomètres, mes hommes s’arrêtaient, harassés de fatigue : le terrible vent d’est nous fouettait le visage, et par 35 1/2 cent. au-dessous de zéro, nous cherchâmes un refuge sous notre tente ; il me fallait renoncer à continuer mon voyage ; du reste, j’en avais atteint le but principal, et dans aucun cas je n’eusse osé n’aventurer beaucoup plus loin à cette dangereuse époque de l’année.

Mes compagnons n’étaient pas encore suffisamment aguerris à ces affreuses températures ; le froid les avait tous plus ou moins saisis, et deux hommes surtout m’inquiétaient vivement : leur visage était enflé et fort douloureux ; ils avaient les pieds glacés, et un jour de retard les exposait à une mort certaine. Mes pauvres camarades ne pouvaient dormir et la souffrance leur arrachait des plaintes continuelles ; l’un d’eux semblait même sur le point de s’abandonner entièrement, et pour le soustraire à la fatale léthargie qui commençait à le gagner, je dus le pousser hors de la tente et le contraindre à marcher vigoureusement, en dépit de la tourmente.

Les rafales se succédaient toujours plus furieuses ; l’intensité du froid allait s’aggravant, et à notre tour, il nous fallut rentrer dans la tempête sous peine d’être infailliblement gelés. Aucun abri ne s’offrait à nous sur la vaste plaine glacée ; la moindre hésitation pouvait être funeste à notre grande entreprise en nous condamnant tous à une mort imminente.


Ours polaires. — Dessin de O. de Penne d’après des sujets du Muséum.

Nous étions en effet campés dans une position aussi sublime que dangereuse. À cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer, à cent vingt-huit kilomètres de la côte, nous nous trouvions au milieu d’un vaste Sahara de glace dont l’œil ne pouvait mesurer l’étendue. L’ourlet de terre qui le sépare de l’océan avait disparu sous l’horizon ; pas une colline, pas un rocher n’interrompait la morne uniformité de cette plaine infinie ; seule, notre faible tente, ployant sous l’ouragan, formait une tache sombre sur l’éblouissant tapis de neige. La lune descendait lentement dans le ciel, et son orbe, parfois voilé de fantastiques nuages, nous jetait ses indécises lueurs à travers les flots tournoyant de neige que le vent roulait avec colère dans l’espace sans bornes et qui passaient près de nous dans leur course effrénée, plus doux à l’œil que le duvet, mais terribles à nos pauvres corps comme une grêle de flèches aiguës.

Nous eûmes beaucoup de mal à enlever la tente et à la placer sur le traîneau ; la bise soufflait avec rage et nous empêchait de rouler de nos mains, douloureusement roidies, cette toile aussi dure qu’une planche. Mes hommes souffraient horriblement, et leurs doigts, sans cesse gelés, devaient être activement frottés, pilés plutôt, pour que l’étincelle de vie, toujours sur le point de s’éteindre, ne s’évanouît pas sans retour. Je ne m’arrêtai point à examiner si l’arrimage était fait suivant les règles de l’art ; chaque minute ajoutait au danger et une fuite précipitée était notre seule chance de salut. Aussi, comme le vaisseau qui s’abandonne à l’ouragan après lui avoir vaillamment ré-