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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/150

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tendu un tel concert de sons caverneux, tenant le milieu entre le rugissement du lion et le beuglement du taureau. Il nous fallut combattre pour notre vie. Si l’activité ou le sang-froid nous avaient fait défaut, notre embarcation eût été mise en pièces et nous eussions misérablement péri dans les eaux glacées ou sous la dent des morses. Un assaut plus déterminé, plus furieux que celui qu’ils nous livrèrent peut à peine s’imaginer, et la pensée humaine ne peut guère se représenter d’ennemis plus effrayants que ces monstres à la gueule béante et aux longues défenses s’entre-choquant.

Contre de tels adversaires une carabine est d’un pauvre secours, et sans la force de nos avirons, énergiquement mis en œuvre, nous eussions été atteints et écrasés par la masse du troupeau.

Mais ce souvenir m’a fait anticiper sur l’ordre des temps.

Pendant que Hans et son beau-père se livraient à la grande chasse, son jeune drôle de beau-frère se préparait à utiliser les loisirs que lui laissaient sa gloutonnerie canine et les labeurs de son estomac, aux dépens des volatiles polaires qui commençaient à reparaître, et surtout à l’encontre des petits auks ou arctica alle, que les Esquimaux épient à la sortie des fissures de rochers ou de glace, où ces oiseaux passent la nuit, et qu’ils capturent par centaines au moyen de poches à mailles fixées au bout d’un long manche, à la manière de nos filets à papillons. Seulement ici des lanières de peau remplacent la gaze de là-bas.

Vers le milieu de mars, voulant m’assurer, par mes propres yeux, de l’état des glaces dans le détroit de Smith, je poussai une pointe le long de la côte jusqu’au delà de Fog-Inlet, la baie du brouillard. Sur le promontoire qui la termine au nord, je découvris, non sans une certaine surprise, un cairn ou amas de pierres entassées de main d’homme. Ayant parcouru dans tous les sens ce littoral, lors de l’expédition de Kane, je savais que ce monument ne pouvait être l’œuvre d’aucun de mes compagnons de cette époque. Une bouteille trouvée à la base du cairn me donna la clef de l’énigme ; elle renfermait l’écrit suivant, daté du 16 avril 1855 :

« Le steamer des États-Unis, l’Arctic, envoyé à la recherche du Dr Kane et de ses compagnons, a touché en ce lieu, où il a trouvé pour uniques traces de leur passage un fragment de papier à cartouche, quelques capsules et une balle de carabine. De ce promontoire encore sans nom, nous nous dirigeons vers le cap Hatherton, pour y continuer nos recherches.

H. J. Hartstène. »

Heureux de cette trouvaille qui me donnait une preuve de plus de la sollicitude et de la protection dont notre gouvernement entoure ses nationaux, engagés dans des entreprises lointaines, je baptisai cet endroit du nom de Cairn-Point et je résolus d’en faire la première station de mon voyage projeté.

En revenant au navire, je passai auprès de ruines d’anciennes habitations d’Esquimaux. Kalutunah me dit que leur abandon datait de l’année qui avait précédé le passage de Kane, et qu’au havre Van Rensselaer il y en avait d’autres qui avaient abrité des hommes de la génération précédente. Une fois sur ce thème, le bon vieux chef aimait à parler : il se faisait l’écho de la tradition, généralement répandue parmi les Esquimaux, et d’après laquelle leur race s’étendait autrefois fort au loin dans le nord et dans le sud, et prospérait dans des parages qui ne sont plus aujourd’hui que des déserts glacés. Qu’il y ait eu jadis des communications suivies entre les naturels des environs d’Upernavick et ceux du cap York, ce ne peut être l’objet d’un doute ; mais Kalutunah croyait fermement que la même chose avait eu lieu dans la direction opposée. D’après lui, les glaces auraient envahi la baie de Melville en même temps que le détroit de Smith. Les bœufs musqués, — dont on ne voit plus que des ossements épars à l’est du détroit, mais dont les Esquimaux ont conservé dans leurs souvenirs les formes et le nom, Oumenak, — les bœufs musqués ont disparu avec les pâturages qui les nourrissaient. À en juger par les nombreux vestiges d’habitations trouvées par Kane, jusqu’au pied du glacier de Humboldt, et vues plus tard par moi, et plus au nord encore, sur la terre de Grinnell, le refroidissement de ces régions aurait été subit et moins ancien que ne l’admettent actuellement les théories scientifiques.

Cependant les préparatifs de mon départ se terminaient : les deux vieilles dames qui présidaient aux affaires domestiques de la hutte de neige et de la cabane d’Etah cousaient sans cesse pour nous, et ce sont probablement les premières femmes qui se soient enrichies « à tirer l’aiguille et le fil. »

Tout à coup le malheur vint s’abattre dans la demeure de Tcheitchenguak. La bavarde, mais bonne et vaillante Kablunet tomba malade d’une pneumonie qui l’enleva en quatre jours ; tous mes remèdes, tous mes efforts furent inutiles, et ce triste événement aurait détruit mon prestige de Narkosak, ou de docteur, si une aurore boréale ayant paru à cette époque, Jensen en homme adroit « et fort utile, » ajoute mon journal, n’en eût profité pour avertir les Esquimaux que ce phénomène entravait entièrement l’effet des médecines du chef blanc, et n’eût ainsi sauvé ma réputation compromise. Kablunet mourut à cinq heures ; à six, on la cousait dans une peau de phoque, et avant que le cadavre fût refroidi, Hans l’emportait sur son traîneau jusqu’à une gorge voisine ou il le déposa parmi les rocs et amoncela au-dessus un tas de grosses pierres. Merkut, sa femme, montrait seule quelques signes de douleur et de regret, mais plutôt, je suppose, dictée par l’usage que par une affection réelle. Quand les autres se furent éloignés, elle resta près de la tombe et tourna tout autour pendant une heure environ, murmurant à voix basse les louanges de la défunte ; puis elle plaça sur les pierres le couteau, les aiguilles, le fil de nerfs de phoque dont sa mère se servait quelques jours auparavant : les derniers rites de l’ensevelissement étaient accomplis.