cachées sous des lits de neige ; nous croyons pouvoir passer, mais au beau milieu, un homme plonge jusqu’à la ceinture, un autre jusqu’aux épaules, un troisième disparaît entièrement ; le traîneau se brise, et nous perdons des heures entières à opérer le sauvetage, surtout si, comme il arrive fréquemment, il nous faut enlever toute la cargaison. Nous sommes, du reste, habitués à la manœuvre : parfois, chaque chargement doit être divisé en deux ou trois parts ; les traîneaux vont et viennent sans cesse et la journée se passe à haler sans fin ni trêve. — Les cantilènes des matelots s’encourageant à tirer avec ensemble, se mêlent aux interjections souvent peu aimables de Knorr ou de Jensen, gourmandant leurs pauvres attelages surmenés.
On ne saurait inventer un genre de labeur qui détruise plus vite l’énergie des hommes ou des animaux : ma petite troupe perdait ses forces, et lorsque après une journée de longs et rudes travaux, j’aurais presque pu atteindre notre bivac de la veille d’une balle de ma carabine, je me sentais près de désespérer.
J’abandonnai bientôt la pensée de transporter l’embarcation sur l’autre rive : cent hommes n’auraient pas suffi à la tâche. Mon seul désir maintenant était d’arriver à la terre de Grinnell avec autant de vivres que je le pourrais et d’y garder mes gens aussi longtemps qu’ils me seraient utiles, mais j’eus bientôt à me demander s’il ne leur était pas impossible de porter leurs provisions en outre de celles qu’il me fallait pour que nos pénibles travaux ne fussent pas perdus. — En dépit de tout, à travers la tempête, par le froid, la fatigue, le danger, mes hommes sont restés fidèles au devoir. Et pourtant comment leur demander de nouveaux efforts pour une tentative dont ils ne croient pas le succès possible, et où presque dès le début ils ont senti que leur vie courait risque d’être sacrifiée ?
Aussi l’état déplorable de ma petite troupe me force à renoncer à lui faire continuer son voyage : mon seul espoir est maintenant la goëlette. J’ai toute la saison devant moi, et quoique je ne puisse recourir à la vapeur, j’espère atteindre le cap Isabelle et remonter la côte occidentale du détroit ; s’il m’est alors impossible de m’ouvrir une route aussi loin que je le désire, du moins je me choisirai un bon port pour notre second hivernage. — Je vais donc renvoyer mes hommes ; je donne à Mac Cormick toutes les instructions nécessaires pour que le navire soit prêt lorsque viendra la débâcle. Il creusera la glace tout autour pour lui former un bassin, et réparer les avaries de l’automne ; on raccommodera les espars, on mettra des pièces aux voiles. Quant à moi, je reste avec mes chiens, pour tenter une dernière lutte.
Mes gens m’ont fourni vingt-cinq jours d’utiles services ; ils m’ont transporté huit cents livres de nourriture presque au milieu du détroit ; c’est tout ce qu’ils pouvaient faire : leur œuvre est finie.
Je n’ose guère compter sur le succès, mais je sens que, toute périlleuse qu’est cette entreprise, il me faut encore tenter un effort. J’emmène, outre ma meute, trois hommes éprouvés, Knorr, Jensen, et le matelot Mac Donald, et me remettant à la sagesse de la Providence, qui m’a souvent déjà fait atteindre le but et garanti du danger, je recommence demain ! Arrière le découragement !
Notre traversée n’a pas eu sa pareille dans les aventures arctiques. À vol d’oiseau, on compte à peine cent cinquante kilomètres de Cairn-Point au cap Hawks, et cependant nous avons mis juste un mois à parcourir cette distance : en moyenne quatre kilomètres et demi par jour ! La route que nous étions forcés de prendre était au moins le triple de la ligne directe. Un certain nombre de kilomètres de cette voie sinueuse durent être franchis trois fois, souvent même cinq, selon qu’il nous fallait diviser la cargaison en deux ou trois parts ; nous avons donc probablement fait trente kilomètres par jour et huit cents en totalité. Les soixante-quinze derniers kilomètres, où nous n’avions plus que nos chiens, nous ont pris quatorze journées, et on comprendra mieux combien la tâche était rude, si on se rappelle qu’une semblable étape peut être parcourue en cinq heures par un attelage de force moyenne sur de la glace ordinaire, et ne le fatiguerait pas moitié autant qu’une seule heure de tirage au milieu de ces hummocks qui semblaient se multiplier sous nos pas.
Le chien de cette race court plus volontiers sur la glace unie avec un fardeau de cent livres, qu’il n’en traîne vingt-cinq sur une route qui le force à marcher à pas lents.
Après nous être arrêtés au cap Hawks le temps de reposer les attelages, nous commençâmes à remonter le long de la ligne de côtes et, à notre première étape, nous franchîmes la vaste échancrure qui nous séparait du cap Napoléon. Cette fois, la cargaison était au complet, et cependant le chemin ne se présentait pas très-favorable. La configuration des côtes empêche les vents de souffler dans la baie, et les neiges, à peine durcies et entassées en couches de plus de deux pieds d’épaisseur, rendaient la marche fort pénible ; mais nous y plongions de notre mieux ne voulant pas nous jeter encore dans le chaos des glaces. Les traîneaux enfonçaient jusqu’aux traverses et les chiens jusqu’au ventre ; pour couronner le tout, Jensen s’était blessé cruellement, et ne pouvait plus marcher ; mais je n’avais pas le loisir de faire halte ; une partie des bagages fut donc transférée sur l’autre véhicule, et, nous passant une sangle aux épaules, Mac Donald, Knorr et moi, nous tirâmes chacun aussi bravement que la plus forte bête de l’attelage.
Les glaces hérissaient de la plus terrible manière les abords du cap Napoléon : impossible d’en approcher : toute la journée suivante, il nous fallut haler au large, et nous perdre encore dans un labyrinthe d’hummocks. Un brouillard épais venait du nord et nous cachait entièrement la côte ; une lourde ondée de neige acheva de nous dérouter, et nous nous arrêtâmes pour attendre une température plus favorable. Le lendemain, nous atteignîmes le cap Frazer et nous nous trouvions enfin dans le canal de Kennedy où j’avais à peine pénétré