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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/155

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en 1853-54. La glace de l’entrée paraissait tout aussi mauvaise que celle du détroit, et nous fûmes obligés de nous en tenir à la banquette de la plage, même pour traverser la baie de Gould qui s’ouvre entre les caps Leidy et Frazer. C’est cette même baie qu’au début de voyage j’avais choisie pour notre hivernage et que j’aurais tant voulu atteindre l’automne précédent.

Pendant que nous suivions la courbe de la baie, je constatai que là, aussi bien qu’à Port-Foulke, à Port-van-Rensselaer, à presque toutes les anses que j’ai pu visiter sur les rivages groënlandais au nord du cap York, la terre s’élève assez régulièrement en gradins superposés, en séries de terrasses dont les plus élevées sont de cent vingt à cent cinquante pieds au-dessus du niveau de la mer. Ce sont les indices du soulèvement simultané des deux côtés du détroit. — Sur une de ces terrasses schisteuses je remarquai les vestiges d’un camp esquimau ; et je fus d’autant plus heureux de la découverte de ces traces, fort visibles encore, quoique bien frustes, qu’elles me confirmaient les traditions de Kalutunah, relatives aux anciens établissements de sa race et à ses émigrations vers le Sud. On en voit de semblables partout où les Esquimaux séjournent pendant l’été. C’est tout simplement un cercle de douze pieds de diamètre formé des lourdes pierres avec lesquelles les naturels assujettissent le bord inférieur de leur tente de cuir, et qui restent à l’endroit où elles étaient placées lorsqu’ils retirent les peaux pour aller camper ailleurs.

La journée suivante fut la meilleure que nous eussions encore eue ; elle nous apporta cependant sa bonne part d’ennuis. Encore mieux que dans le détroit de Smith, nous apprenions à connaître par expérience l’immense force résultant de la pression des glaces, poussées par le courant qui se dirige vers le midi. Chaque point des côtes exposées au nord est enseveli sous les glaces les plus massives qu’on puisse imaginer. Des blocs de trente à soixante pieds d’épaisseur, et d’une largeur encore plus grande, gisaient épars sur la berge, jetés par l’irrésistible banquise au delà du niveau des plus hautes marées. — Nous rencontrâmes le premier obstacle de ce genre peu de temps après notre départ du cap Frazer, et, n’ayant pu le franchir, nous fûmes obligés de reprendre à travers les champs de glace.

Mais l’entreprise n’était pas facile : la glace de terre formait une muraille presque à pic. Nous descendîmes les chiens au bout de leurs traits comme des colis, et le bagage pièce à pièce, au moyen d’une corde, puis nous fîmes pour nous une échelle avec les deux traîneaux attachés à la suite l’un de l’autre. — Le floe ou champ de glace, très-raboteux déjà, était, en certains endroits, presque pourri, et en mauvaise condition ; un des attelages enfonça et nous ne le pûmes sauver qu’à grand peine. Il nous fallut revenir à la glace de terre, et suivre toutes les sinuosités du rivage ; notre route en était au moins doublée, et quand nous fîmes halte pour la nuit, hommes et chiens étaient rendus de fatigue.

Tout harassé que je fusse de ma journée, je profitai du moment où mes camarades préparaient la hutte et le souper, et j’escaladai la colline pour me rendre compte de notre position. Un immense horizon se déroulait du côté de l’orient. L’atmosphère était si sereine et si pure que la vue eût atteint dans cette direction à plus de cent kilomètres. Aucune terre pourtant n’y apparaissait ; d’où je conclus que le canal Kennedy est plus large que Kane ne l’a supposé.

La température s’était singulièrement adoucie ; nous la trouvions même trop chaude pendant nos étapes ; elle nous permettait maintenant de dormir en plein air sur nos véhicules. Ce jour-là, le thermomètre ne descendit pas au-dessous de — 5 C. et s’éleva ensuite au point de congélation. Le soleil nous inondait de ses flammes pendant que nous soufflions sous notre pesant fardeau de fourrures. L’air nous semblait étouffant. Jeter nos habits sur le traîneau et poursuivre notre route en manches de chemise fut notre premier mouvement, mais il était de toute importance d’épargner à nos chiens une livre de poids inutile, et chacun dut garder ses vêtements et transpirer comme une éponge.

Cette chaleur insolite était bien loin de venir à propos ; la neige commençait à se ramollir, et nous nous trouvions à une si grande distance de Port-Foulke ! Jensen avait l’œil ouvert sur notre ligne de retraite : il connaissait par expérience la rapide dissolution des glaces qui, à Upernavik, l’avait souvent, à la même époque de l’année, jeté dans de sérieux embarras. Pour moi, j’attendais la débâcle générale à la mi-juin. Le printemps (si on peut l’appeler de ce nom) s’avançait à grands pas, les oiseaux commençaient à paraître : sur le versant de la colline, les petits bruants de neige (plectrophanes nivalis) venaient pépier autour de nous ; au-dessus de nos têtes un couple de bourgmestres (larus glaucus) se dirigeait droit au nord, comme vers un point connu, — vers quelque retraite lointaine sur une île baignée des vagues ; en passant, ils nous jetèrent un cri comme pour nous demander si nous aussi nous n’avions pas la même destination. Perché sur la falaise, un corbeau nous croassait son lugubre bonjour, — un mauvais présage, peut-être. Un de ces oiseaux nous avait tenu compagnie tout l’hiver à Port-Foulke, et celui-ci avait l’air de vouloir aussi partager nos aventures, ou du moins les miettes de nos repas ; il nous resta fidèle pendant plusieurs jours, s’abattant sur notre camp abandonné aussitôt que nous nous mettions en route.

La côte que nous suivions est fort curieuse à étudier ; c’est une ligne de falaises très-élevées, de formation silurienne — grès et calcaire, — et fortement désagrégée par les influences alternantes du froid et du dégel. Derrière elle se dresse une longue chaîne de pics élevés. La neige en revêtait les pentes d’une blancheur uniforme, mais je n’y ai pu distinguer de glaces : la côte de Grinnell ne présente point de glaciers, bien différente en cela du Groënland et des rivages sud de la terre d’Ellesmere du capitaine Inglefield.

Toute cette journée-là je trouvai d’anciens campements esquimaux semblables à ceux de la baie de Gould. Au cap Frazer et ailleurs, je pus ramasser quelques