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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/158

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riverait malheur (je ne craignais que les glaces pourries), je donnai cinq chiens au matelot, lui enjoignant de nous attendre juste le même nombre de jours, puis de faire tous ses efforts pour ramener son malade à Port-Foulke.

Notre simple repas terminé, nous nous replongions dans les hummocks, pour jouer notre dernière carte. Nous traversâmes d’abord une baie si profonde, que si nous avions dû suivre sur la glace de terre les sinuosités du rivage, notre route eût été plus que quadruplée. Je voulais maintenant pousser aussi loin que le permettraient nos ressources, atteindre la plus haute latitude possible, me choisir un lieu favorable d’observation, et me former une opinion définitive au sujet de la mer du pôle et des chances de la parcourir avec la goëlette ou un de nos bateaux. Je me trouvais déjà plus au nord que n’était parvenu, en 1854 (vers la mi-juin, un mois plus tard dans la saison), le lieutenant Morton, de l’expédition Kane, et je pouvais contempler, d’un point situé à cent ou cent dix kilomètres du cap Constitution, où la mer ouverte avait arrêté sa marche, la même étendue de terre et de glace qui avait frappé ses regards.

Je désirais avancer vers le nord autant que faire se pourrait. En ménageant avec soin nos provisions, il m’en restait encore suffisamment pour mener l’exploration à son terme, qui ne pouvait être loin, vu l’obscurité croissante qui s’amassait sur le ciel du nord-est et nous révélait la présence des eaux.

L’étape suivante ne fut pas encourageante : nous franchîmes à peine seize kilomètres de glace anguleuse, de neige profonde et sous une brume épaisse qui, nous empêchant de voir notre chemin à plus de vingt-cinq mètres de distance, nous forçait de recourir à la boussole.

Le brouillard se dissipa comme nous étions bien reposés, et nous poursuivîmes, le long du rempart de glaces, une route souvent interrompue par les incidents auxquels j’étais habitué, depuis que nous avions touché le rivage au-dessus du cap Napoléon. La côte présentait les mêmes caractères : à notre gauche, de hauts rochers perpendiculaires ; à notre droite, une chaîne déchiquetée de débris de glaces formant, pour ainsi dire, une frange de cristal aux falaises sombres. Nous marchions dans un défilé sinueux, resserré d’un côté par la terre, de l’autre par cette muraille qui surplombait à cinquante pieds au-dessus de nos têtes, et sauf les endroits où une coupure subite nous permettait d’entrevoir la mer, nous étions aussi complètement renfermés que dans un cañon des Cordillères. De loin en loin une baie échancrait la ligne élevée de la côte, et chaque fois que parvenus à son éperon méridional, nous nous tournions vers l’ouest, une vallée en pente douce s’ouvrait devant nous, étageant lentement ses terrasses depuis la mer jusqu’au pied des montagnes qui se dressaient vers le ciel avec une imposante grandeur. Je ne fus jamais plus impressionné de la morne tristesse, de la nudité du paysage arctique. Certes, mon excursion sur la mer de glace ne m’avait, il me semble, guère laissé de marge pour agrandir encore le tableau d’une désolation sans bornes, mais pourtant, sur ce rivage stérile, la diversité des lignes, la variété des contours frappaient davantage l’esprit et donnaient à la pensée un jeu plus étendu. Nos regards erraient sur ces pics hardis amoncelés les uns au-dessus des autres, ils s’arrêtaient sur les sombres falaises fendues par les gelées et descendaient le rempart de glace pour se reposer sur la mer : partout, ils trouvaient à l’œuvre les forces silencieuses de la nature qui, depuis des siècles sans nombre, agissent sous l’œil de Dieu seul, dans les ténèbres de l’hiver comme dans les éblouissantes splendeurs de l’été, et je sentais combien sont chétifs tous nos travaux et tous nos efforts ! Puis je cherchais les traces de la présence d’un être vivant, quelque passée d’ours, de renard ou de renne ; je ne voyais que deux hommes affaiblis et nos pauvres chiens luttant contre ces terribles obstacles, et il me semblait vraiment que, dans sa colère, le Tout-Puissant avait froncé le sourcil sur ces montagnes et sur ces mers.

Nous n’avions pas rencontré un seul ours depuis le départ de Cairn-Point, quoique nous en eussions trouvé quelques pistes en divers endroits, au cap Frazer, surtout. Un de ces animaux aurait été pour nous un bienfait du ciel, et m’eût délivré du souci que me causaient mes chiens ; sa chair leur aurait fourni plusieurs journées de rations plus substantielles que le bœuf desséché dont nous les nourrissions depuis si longtemps.

Dix heures de marche ce jour-là et quatre le lendemain nous amenèrent à la pointe méridionale d’une baie si profonde que, selon notre habitude, nous préférâmes la traverser que de suivre la ligne sinueuse du rivage. Mais à peine avions-nous fait quelques kilomètres que notre course fut arrêtée : nous cheminions au large de la côte, sur une bande de glace ancienne, et nous nous dirigions vers l’énorme promontoire qui forme l’éperon septentrional de la baie ; il paraissait être situé près du quatre-vingt-deuxième parallèle, à trente-six kilomètres de nous environ, et je désirais ardemment y atteindre. Par malheur, le champ de vieille glace se termina soudain, et après avoir cahoté au milieu de la frange de hummocks, qui en marquait le bord, nous nous trouvâmes sur la glace nouvelle. L’instinct infaillible des chiens les avertit du danger. Ils avancèrent d’abord avec des précautions inusitées, puis s’éparpillèrent à droite ou à gauche, refusant d’aller plus loin. Cette manœuvre m’était trop familière pour me laisser le moindre doute sur sa cause réelle : en effet la glace était pourrie et impraticable. Je pensai que cela venait de quelque circonstance locale, de la direction des courants par exemple, et je cherchai à contourner l’obstacle par l’est. Je marchais en tête des chiens pour soutenir leur courage, mais à peine étions-nous de nouveau sur la glace de l’année qu’elle cédait sous mon bâton et que je devais retourner en arrière pour chercher encore un passage plus loin.

Deux heures perdues en efforts semblables me démontrèrent l’impossibilité de traverser le golfe sur la glace marine. Il ne restait qu’à en contourner les rivages, mais je ne tardai pas à reconnaître que c’était un trajet