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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/159

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de quatre-vingts kilomètres au moins. La baisse de nos provisions ne nous permettait pas un si long détour qui nous eût pris deux journées, si ce n’est trois, et fatigués de douze heures de travaux, nous remîmes au lendemain des observations plus étendues. L’état des glaces de la baie me surprenait beaucoup. Pour tâcher d’en reconnaître la cause et voir si je ne découvrirais pas vers l’est un passage plus direct que la courbure du golfe, je me proposais de gravir une colline élevée qui se dressait au-dessus de nous, mais il me fallait d’abord prendre un repos que les durs labeurs de notre dernière étape exigeaient impérieusement.

Après un sommeil profond et réparateur, aidé par une lassitude telle que j’en avais rarement éprouvé de semblable, j’escaladai la pente escarpée de la hauteur voisine et me hissai sur une saillie de rocher à huit cents pieds environ au-dessus du niveau de la mer.

Je compris alors clairement pourquoi nous avions été forcés de battre en retraite.

Partout les glaces paraissaient dans le même état qu’à l’ouverture de la baie. Une large crevasse, partant du milieu du golfe, se dirigeait vers la mer. Ramifiée de nombreuses fissures dans sa course sinueuse vers l’orient, elle s’étendait comme le delta d’un puissant fleuve, et, sous le ciel noir qui s’abaissait sur toute la zone du nord-est, allait se perdre dans la mer libre. Dans l’extrême lointain, se profilait vaguement contre le sombre horizon du nord la croupe blanchie d’un noble promontoire, la terre la plus septentrionale qu’on connaisse maintenant sur le globe. Mon estime la place à 82° 30′ de latitude, à 825 kilomètres du pôle. Entre elle et nous surgissait une autre pointe hardie, et plus près encore du cap vers lequel je dirigeais notre course la veille, une fière montagne s’élevait majestueusement de la mer, et semblait porter jusqu’au firmament sa tête couronnée de neige. Je ne voyais d’autre terre que la côte où nous nous trouvions.

Au-dessous de moi, la mer étalait sa nappe immense, bigarrée de taches blanches ou sombres, ces dernières indiquant les endroits où la glace était presque détruite ou avait entièrement disparu ; au large, ces taches se montraient plus foncées et plus nombreuses, jusqu’à ce que, devenues une bande de bleu noirâtre, elles se confondissent avec la zone du ciel où se reflétaient leurs eaux. Les vieux et durs champs de glace (dont les moins grands mesuraient à peine moins d’un kilomètre), les rampes massives de la berge et les débris amoncelés qui en marquaient les bords, étaient les seules parties de cette vaste étendue qui conservassent encore la blancheur et la solidité de l’hiver.

Tout me le démontrait : j’avais atteint les rivages du bassin polaire et le large Océan s’étendait à mes pieds ! Terminée par le promontoire qui, là-bas, se dessinait sur l’horizon, cette terre que je foulais était une grande saillie se projetant au nord, comme le Cevero-Vestochnoï hors de la côte opposée de Sibérie. Le petit ourlet de glace qui bordait les rives s’usait rapidement : avant un mois la mer entière, aussi libre de glaces que les eaux au nord de la baie de Baffin, ne serait interrompue que par quelque banquise flottante, errant çà et là, au gré des courants ou de la tempête.

Il m’était donc impossible d’aller plus loin. La crevasse dont j’ai parlé eût déjà suffi pour nous empêcher d’atteindre le nord de la baie ; au large, les glaces paraissaient encore plus en mauvais état. Plusieurs flaques d’eau s’ouvraient près de la côte, et sur l’une d’elles venait de s’abattre une bande de dovekies (uria grylle, ou guillemot noir). En remontant le canal Kennedy, javais reconnu nombre de leurs stations d’été, mais je fus assez surpris de voir les oiseaux eux-mêmes à une époque si peu avancée de la saison. Les mouettes bourgmestres volaient au-dessus de nous, se dirigeant vers le nord et cherchant les eaux libres pour leur nourriture et leur demeure. On sait qu’autour des lieux qu’elles fréquentent l’été, il n’y a jamais de glace après les premiers jours de juin.

Nous avions atteint notre but : il fallait songer à la retraite : l’approche du printemps, la rapidité du dégel, la certitude que la mer rongeait déjà le détroit de Smith au sud par la baie de Baffin, aussi bien qu’au nord par le canal de Kennedy, tout cela m’avertissait que nous n’avions pas de temps à perdre, si nous ne voulions gravement compromettre notre retour aux côtes groënlandaises.

Il ne nous restait plus qu’à planter notre pavillon en témoignage de cette découverte et à déposer sur les lieux une preuve de notre présence. Les flammes nationales, attachées à une mèche de fouet et suspendues entre deux hauts rochers, flottèrent à la brise pendant que nous élevions un cairn ; puis déchirant une feuille de mon cahier de notes, j’écrivis les lignes suivantes :

« Ce point, le plus septentrional qu’on ait encore pu atteindre, a été visité les 18 et 19 mai 1861 par le soussigné, accompagné de George F. Knorr et voyageant en traîneau tiré par des chiens. De notre hivernage près du cap Alexandre, à l’entrée du détroit de Smith, nous sommes arrivés ici après une pénible marche de quarante-six jours. Je crois, d’après mes observations, que nous sommes à 81° 35′ de latit. et 70° 30′ l. occ. La glace pourrie et les crevasses nous empêchent d’aller plus loin. Le canal Kennedy paraît s’ouvrir dans le bassin polaire et, persuadé qu’il est navigable en juillet, août et septembre au moins, je retourne à ma station d’hiver pour essayer de pousser mon navire au travers des glaces, après la débâcle de cet été.

J. J. Hayes.
19 mai 1861. »

Cette note, placée dans une petite fiole apportée tout exprès, fut soigneusement déposée sous le cairn, puis nous poursuivîmes notre route en nous tournant vers le sud, mais je quittais ce lieu avec répugnance : il exerçait sur moi une fascination puissante, et c’est avec des sensations inaccoutumées que je me voyais, seul avec mon jeune camarade, dans ces déserts polaires que nul