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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/167

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Ils ont une autre passion, presque rivale de l’ivrognerie, celle du jeu : il m’est arrivé de voir dans les tentes des groupes de joueurs sales et débraillés maniant, pendant des journées entières, des cartes crasseuses et dépareillées.

Le Kalmouk est excellent cavalier, et il aime à se donner le divertissement des courses. Son cheval est presque de la même race que celui des Nogaïs ; il en a du moins les formes et les allures ; fort et vigoureux, il supporte la fatigue d’une manière admirable : c’est un type tout exceptionnel. Je regrette de n’avoir pas eu le temps d’esquisser sur mon album une de ces bonnes bêtes si utiles et si intéressantes. Les autres animaux domestiques ont un sang appauvri, une misérable apparence et séduisent peu les acheteurs ; les chameaux cependant font exception, et l’on en rencontre de grands troupeaux tout le long de la route de Tiflis, où leurs maîtres trouvent à les vendre avec profit.

Les Kalmouks sont idolâtres-lamaïtes. Je citerai un fait qui caractérise bien la superstition et l’ignorance de ce peuple, et qui montre en même temps le charlatanisme éhonté des ghellunghz qui sont à la fois leurs prêtres et leurs médecins.


Enfants nogaïs.

Voici comment l’un d’eux traita un jour un riche Kalmouk :

Un malade exposa les phénomènes de sa maladie au médecin en lui demandant de mettre fin à ses souffrances. Le ghellungh, après avoir longtemps réfléchi, prit un ton de voix surnaturelle et donna à son malheureux client la consultation suivante :

Ton effrayante maladie n’a pas son siége dans ta personne, mais dans ton troupeau de chevaux ; le diable en a pris possession, sous la forme d’un étalon noir ; neuf de tes juments renferment en elles des diablotins. Ton âme, quoiqu’elle ne s’aperçoive pas de cet état de choses, et que tes yeux ne le voient pas, en éprouve cependant un malaise, et c’est à cause de cela que tes tourments sont si grands.

-Mais, dis-moi, comment puis-je me soustraire à cette torture ?

— Il y a un moyen, si, du moins, tu consens à d’énormes sacrifices.

— Je te donnerai, s’il le faut, tout ce que je possède.

— Bien. Écoute donc : j’ai un ami qui est magicien : lui seul, grâce à un don spécial, peut distinguer les juments grosses de diablotins, reconnaître le diable, et exorciser ces démons pour les chasser de ton troupeau de chevaux. Mais il ne renverra en enfer le diable et les diablotins que si tu nous donnes : à lui, cinquante brebis toutes noires, et à moi, qui le persuaderai et qui te traiterai ensuite, cinquante brebis blanches avec cinquante agneaux roux. »


Ustensiles de ménage kalmouks.

L’infortuné malade accepta toutes les conditions, et pendant que l’on pourchassait son plus bel étalon avec ses plus belles juments vers l’enfer, c’est-à-dire sur la terre des Cosaques du Don, où on les vendit, et que les cent brebis et les cinquante agneaux allaient au chouroul ou temple des ghellunghz, le malade rendit l’âme.

Tout invraisemblable que ce récit puisse paraître, il est cependant vrai, et les incroyables abus du même genre ne sont que trop ordinaires.


Les Nogaïs nomades. — Mieux vaut être Russe que Turc. — Le retour des émigrés. — Quelle misère !

En poursuivant ma route vers le sud, je rencontrai sur les chemins beaucoup de Nogaïs, qui des steppes kalmouks se dirigeaient vers Tiflis. Une agitation très-extraordinaire régnait parmi eux. C’était un fait surprenant, que je ne puis expliquer sans remonter de quelques années dans leur histoire, à l’époque de leur émigration dans la Turquie, qu’ils venaient de quitter pour reprendre possession de leurs foyers abandonnées.

Quels motifs les avaient poussés à émigrer ? On peut, parmi les causes probables, assigner le premier rang aux vexations des autorités locales. Mais, d’un autre côté, il ne faut pas perdre de vue qu’en renonçant à leur patrie, ils avaient cédé à cette attraction que la Turquie exerce sur tous les musulmans. Ajoutons l’amour de l’inconnu, et l’espoir irrésistible de se trouver mieux ailleurs que chez eux : il est de fait, et j’ai souvent eu l’occasion de le constater, qu’on rencontre une grande sympathie pour les Turcs chez les différentes races qui professent l’islamisme. Le nom de Stamboul (Constantinople) résonne avec un charme infini aux oreilles des pauvres musul-