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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/242

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a fécondé le sol par le labour ; il a exploité les forêts, les prairies ; il a extrait des entrailles de la terre les trésors qu’elles recélaient par millions. Et tout cela ne s’est pas fait sans peine. Il a fallu conquérir sa place sur l’Indien nomade, et lui disputer sa vie. La victoire est restée enfin à l’intrépide pionnier, de sorte que l’Union a bientôt compté un Territoire de plus, qui sera demain un grand État[1].

Tel était le pays que nous allions explorer, tels étaient les colons que nous allions voir à l’œuvre. Nous prîmes à Julesburg la diligence transcontinentale (Overland mail) qui devait nous conduire à Denver, sa première étape[2]. Cette cité est la ville principale, nous dirions même la capitale du Colorado, si l’usage n’était aux États-Unis, de prendre pour capitale des États non les plus riches et les plus populeuses, mais bien les moins importantes des villes[3]. Comme nous allions traverser, dans une de ses parties les plus dangereuses, le grand désert américain, on nous donna une escorte de six soldats, qui montèrent sans plus de façons sur le dessus de la diligence. Là, ils se tinrent en observation, assis sur les malles et le fusil au bras. Quelques semaines auparavant, la diligence avait été entourée par une bande de Chayennes et d’Arrapahoes, et une femme touchée à l’épaule d’une balle, qui, traversant son châle, avait tué un voyageur derrière elle. Une autre fois, les Indiens avaient attaqué la malle, comme on ferait l’assaut d’une place forte, et tué sur son siége le conducteur ; c’est toujours lui qu’ils visent le premier. Les voyageurs étaient descendus, car on se défend mal du dedans, et pied à pied, le revolver et la carabine à la main, ils avaient disputé le terrain aux Indiens. Les sauvages, ayant perdu plusieurs des leurs, avaient fui. Quelques voyageurs aussi avaient été blessés à mort. le reste continua sa route, et l’un d’eux monta sur le siége à la place du conducteur défunt. Ceux des chevaux qui étaient demeurés valides traînèrent le coche jusqu’à la prochaine station. Le fait m’a été raconté par un des témoins de cette aventure, et c’est ainsi, du reste, que les choses se passent aux États-Unis. En Californie, on en a vu bien d’autres. Un jour que des voleurs voulurent arrêter la malle chargée d’or, les voyageurs descendirent et arrêtèrent eux-mêmes les voleurs. Ils les conduisirent jusqu’au village voisin, où ils les remirent aux mains de la justice. Dans les premiers temps de l’Eldorado, on les eut pendus tout simplement a un arbre, en vertu de la loi de Lynch, et tout eût été dit.

J’ai raconté dans mon Voyage en Californie[4] ce qu’étaient les diligences américaines. Elles n’ont pas changé depuis, et d’un bout à l’autre de l’Union, c’est-à-dire de l’Atlantique au Pacifique, sur cinq à six mille kilomètres de longueur, les routes comme les stages (c’est ainsi qu’on nomme les diligences[5]) sont partout les mêmes. Il y a mieux : les stages sont tous construits à Concord, la grande ville des carrossiers, dans l’état de New-Hampshire. Ils sont tous du même modèle, peints de la même couleur rouge vif, et presque tous ils appartiennent à la grande Compagnie Wells et Fargo, les Laffite et Caillard de l’Union. La seule différence est que nos Laffite et Caillard sont passés à l’état fossile depuis l’introduction en France des chemins de fer, tandis que les Wells et Fargo n’ont jamais été plus puissants qu’aujourd’hui. Le meilleur agent de colonisation aux États-Unis, ce n’est pas d’abord le railroad, qui exige, en général, une certaine population et un État définitivement constitué ; c’est le stage, la diligence, qui, avec ses six chevaux fringants, conduit jusqu’aux dernières limites de l’Union le courageux émigrant : pionnier, mineur, fermier, bûcheron, squatter[6], peu importe.

J’ai dit que le stage avait une forme invariable. Qu’on se figure une façon de coche, style Louis XIV : telles les voitures sont arrivées au dix-septième siècle aux États-Unis, telles elles y sont restées. Le véhicule est suspendu et se balance sur des ressorts de cuir, tendus sur la longueur. Il y a neuf places à l’intérieur, et ce compartiment est le seul. Les places sont toutes de même prix, trois en avant, trois au milieu, trois en arrière. Les dames, fussent-elles arrivées les dernières, choisissent. Les places du milieu ne sont pas tout à fait commodes : on n’y est soutenu que par une bretelle transversale en cuir qui vous prend par le milieu du dos ; mais le plus grand inconvénient que l’on ait à redouter, c’est d’être au complet dans la voiture, c’est-à-dire neuf voyageurs. Alors, surtout si l’on a des voisins de gros calibre à côté de soi, ou par devant, ou par derrière, le supplice est intolérable. Les

  1. Tout nouveau pays colonisé est d’abord admis dans l’Union comme Territoire, et plus tard comme État, quand il a acquis un certain développement, un chiffre voulu de population.
  2. Ce service traverse tout le continent américain, des Prairies au Pacifique. Il a été inauguré en 1857, quand la colonisation de la Californie a été définitive. (Voir à ce sujet les Pays lointains, par L. Simonin, Paris, Challamel aîné, 1867.)

    La diligence allait d’abord des rives du Mississipi (Saint-Louis ou Memphis) à San-Francisco. Plus tard, les points de départ ont changé ; mais la distance est restée à peu près la même, ainsi que la durée du trajet. Aujourd’hui (janvier 1868) on ne va plus que de Chayennes, dernière station du chemin de fer du Pacifique, à Cisco, sur le versant occidental de la Sierra Nevada. Ce trajet est encore de mille trois cents milles et dure douze jours. Il y a des voyageurs qui le font tout d’une traite, même des dames. En hiver les froids sont à redouter, en été les grandes chaleurs.

    Outre cette ligne principale, la compagnie de l’Overland mail, dirigée par la puissante maison de banque Wells et Fargo, dessert encore les principales villes du Colorado, du Montana, de l’Idaho, de la Nevada, de la Californie, de l’Orégon, en un mot tous les États et territoires du Grand Ouest. Cette compagnie occupe, pour ce seul service, mille employés ; elle a quatre mille cinq cents chevaux, quatre mille mules ou bœufs, deux cent cinquante diligences, et la longueur de routes qu’elle dessert est de trois mille milles, ou plus de mille deux cents lieues de quatre kilomètres.

  3. Ainsi l’État de New-York a pour capitale Albany et non pas New-York ; l’État de l’Illinois, Springfield et non pas Chicago, etc. L’Union elle-même a pour capitale non pas Boston ou New-York, mais Washington. La politique démocratique donne les causes de ces apparentes anomalies.
  4. Voir le Tour du Monde, année 1862.
  5. On les appelle aussi des coaches, et dans ce mot il est aisé de reconnaître notre vieux mot français coche.
  6. Le squatter est celui qui s’empare du terrain d’autrui, quand il le trouve inoccupé. Il applique ainsi le dicton : Qui va à la chasse, perd sa place.