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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/246

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d’un rouleau supérieur, à la façon d’une chaîne sans fin. Les peignes, le miroir et la brosse à dents sont souvent attachés à une ficelle, pour que nul ne les emporte.

La toilette achevée, on passe à table, et là, en un quart d’heure, et dans la même assiette, on mange tous les plats à la fois : le roast-beef ou le beef-steak aux pommes de terre, le saumon salé, l’épi de maïs bouilli, le gâteau aux fruits, le fameux pie national. On boit du thé ou du café, du lait, si l’on préfère, de l’eau dans tous les cas. Les vins sont bannis, comme dans toute l’Union ; mais après le déjeuner on peut passer à la buvette, y boire un verre de bière ou de whisky, et y allumer un cigare.

« En voiture, messieurs les voyageurs, en voiture ! » Qui n’a pas entendu ce cri, au temps des bienheureuses diligences ? All on board ! crie à son tour le conducteur américain, tout le monde à bord[1] ! et tout le monde remonte bien vite dans le stage, prêt à continuer le trajet sans un mot de plainte. Qu’il fasse chaud, qu’il fasse froid, qu’il neige, qu’il pleuve, qu’il vente, que la poussière entre dans la voiture en épais tourbillons, et c’est généralement le cas dans ce pays où jamais il ne tombe d’eau pendant l’été, et où les routes ne sont pas entretenues, — nul ne se plaint, chacun a même un visage serein, radieux, sourit à tous ces incidents. Cette virilité de caractère qu’on rencontre partout aux États-Unis, ce calme stoïque que chacun, homme ou femme, oppose en voyage aux attaques des éléments, donne le secret des merveilleuses aptitudes coloniales de la race américaine. Et par race américaine, j’entends ici non-seulement la race anglo-saxonne dont descendent les Yankees (ils n’oublient pas de s’en faire gloire à l’occasion), mais encore toute race émigrée aux États-Unis : Allemands, Français, Italiens, Belges, Scandinaves. Tous savent bien vite se plier au milieu dans lequel ils sont destinés à vivre, et tous, venus des quatre coins du monde, ne forment bientôt qu’un seul peuple, dans ce pays favorisé, grand comme l’Europe, parlant partout la même langue, et jouissant partout des mêmes institutions, les plus libérales, les plus démocratiques que les hommes aient jamais eues !

Me voilà loin de notre stage, de notre escorte et de nos compagnons de voyage. Pendant que je me surprends à philosopher, la diligence a quitté Julesbourg, salué le fort Sedgwick, où elle a pris sa cargaison de soldats, et elle est entrée au galop sur la route des Prairies. Le chemin se déroule à perte de vue comme un large ruban. À droite, à gauche, s’élèvent les graminées jaunies, éternelle parure du désert. Ça et là se montrent encore quelques fleurs, dernières gemmes d’un écrin si resplendissant au printemps.

Mais nous ne songeons guère à la botanique ; nous songeons à nos aimables voisins, les Peaux-Rouges, dont nous traversons en ce moment les domaines. Nous sommes tous bien armés. Le colonel a un énorme couteau de chasse et une paire de revolvers d’arçon avec lesquels, soldat des États du Nord, il a pris part à la guerre de sécession. Ne voulant pas garder pour lui seul cette artillerie formidable, il me passe un de ses revolvers, dont j’orne ma ceinture. De temps à autre je m’assure que ce fidèle compagnon (le revolver) est à ma portée, et il me semble que les Indiens peuvent venir : je suis prêt à leur résister.

M. Whitney a un revolver de plus petit modèle et une bonne carabine. Les autres voyageurs, dont l’un est un employé supérieur de MM. Wells et Fargo, et l’autre un inspecteur des postes dépêché de Washington par le gouvernement fédéral, ont également à leur disposition couteaux, revolvers, carabines. Une de ces carabines est du système Henry : c’est aujourd’hui la carabine réglementaire dans la cavalerie américaine. Elle n’a pas seulement une très-longue portée, mais encore peut tirer douze coups de suite sans être rechargée. Les cartouches sont faites exprès. Les balles sont coniques, de la grosseur du pouce ; la carabine est à double canon, dont l’un contient les cartouches vierges et les amène dans l’âme du fusil au fur et à mesure que l’on tire. Cette carabine porte à mille yards, près d’un kilomètre. Les Indiens n’ont qu’à se bien tenir.

Il fait nuit. La diligence, qu’aucune lanterne n’éclaire, roule seule dans ces mornes solitudes. Nul de nous n’est tout à fait endormi. Et cependant les chevaux sont fringants. Aucun retard. À tous les relais on arrive et l’on part à l’heure. Pour faire honneur aux deux voyageurs officiels, l’inspecteur des postes et l’inspecteur des messageries transcontinentales, on a étrenné un coche tout neuf, dans lequel on n’a pris d’autres voyageurs que nous et un commis de MM. Wells et Fargo, qui accompagne son supérieur. Un coche tout neuf ! Il ne tentera guère les Peaux-Rouges, qui n’ont que faire de ces diligences. Un jour même ou ils en ont arrêté une, ils l’ont, dit-on, scalpée, c’est-à-dire en ont coupé l’impériale, le dessus, pour la mettre hors de service. Mais les chevaux, tous de choix et d’allure vive, pourraient bien éveiller la cupidité des sauvages. Rien ne saurait arrêter l’Indien quand il s’agit de voler un poney, et il est de l’avis du roi Richard qui s’écriait, a la bataille de Bosworth : « Mon royaume pour un cheval ! »

Des cris, des aboiements poussés par une voix humaine : c’est le Peau-Rouge ! Ce n’est qu’un valet d’écurie qui cherche à nous effrayer. Il perd son temps ; nous sommes tous trop bien sur la défensive, tous trop bien décidés à vendre chèrement notre peau, que dis-je ? nos cheveux, pour avoir la moindre crainte. Essayons de dormir…

Cette nuit, je me la rappellerai longtemps ; elle fut semée pour moi de rêves, de cauchemars. Le lendemain, dès l’aurore, j’étais tout à fait éveillé. Mes compagnons l’étaient également. Heure solennelle ! L’aurore et le crépuscule sont les moments choisis d’habitude par l’Indien pour tendre ses piéges au blanc.

  1. On devine ici un peuple de marins. Le même cri résonne sur tous les chemins de fer de l’Union.