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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/247

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Depuis quelque temps, notre escorte nous a tout à fait quittés. Elle est rentrée au fort Morgan, que nous avons traversé sur la route. La veille, dans la nuit, une partie de nos hommes était déjà repartie avec la diligence de retour. Le pays est plus désert que jamais ; à la prairie ont succédé des champs de sable. « Qui passe là-bas à l’horizon, rapide comme le vent ? — Des Chayennes. — Non, c’est une bande d’Arrapahoes. — Arrapahoes ou Chayennes, soyons prêts. Conducteur, conducteur, arrêtez, attention ! » Et le conducteur serre les rênes et arrête ses chevaux.

Je suis moins fier que la veille. La nuit aurait-elle porté conseil ? Que suis-je venu faire dans ce pays ? Le consul de France à New-York avait bien raison quand il me disait de ne pas aller dans les Prairies. J’ai quitté ma maison, ma famille à Paris. J’étais bien ; qui me forçait à partir ? La Fontaine a là-dessus des fables : Les Deux Pigeons, l’Homme qui court après la fortune et l’Homme qui attend dans son lit. La Fontaine, comme toujours, a raison. Encore s’il ne s’agissait que de mourir en se défendant ! mais ces Chayennes vont nous prendre et nous livrer à leurs squaws (leurs femmes). On dit qu’elles font subir à leurs prisonniers d’atroces supplices. Elles leur arrachent la langue, les ongles, les yeux ; un autre jour leur coupent les pieds, les mains, brûlent les plaies, enfin lient à terre la victimes et allument un feu de charbon sur son ventre en dansant autour de lui une infernale ronde. Quelle mort nous attend ! et que suis-je venu faire ici ?

Il faut croire que nos compagnons faisaient les mêmes réflexions que moi, car nul ne parlait et à notre silence s’ajoutait le silence solennel du désert. Chacun avait la main qui sur son pistolet, qui sur sa carabine. On avait passé une longue-vue au conducteur pour mieux observer l’ennemi. Tout à coup il s’écria : « Ce n’est qu’un troupeau de mules. » Et il fouetta les chevaux, qui s’élancèrent en galopant à travers la plaine sans fin.

Ceux que nous avions pris pour des Indiens étaient quelques cavaliers blancs, conducteurs d’un train de marchandises, et qui rassemblaient leurs mules éloignées du lieu où ils avaient campé la nuit.


II

LA LUTTE DES PIONNIERS.


Oui et non. — Convois de bouviers. — Les blockhaus. — Les stations et leurs habitants. — Ruines, traces d’incendies. — Déprédations des sauvages. — Vengeances des blancs. — Massacre de Sand-Creek. — Le colonel Chivington. — Ligue des Peaux-Rouges du sud et du nord. — Craintes des colons. — Déposition d’une jeune captive. — Châtiment des coupables.

La même alerte se renouvela deux fois pendant notre trajet de Julesbourg à Denver, trajet de cent quatre vingt-dix milles, et que nous accomplîmes en trente heures. Elle se renouvela, pour moi du moins, avec ces alternatives de courage et de crainte auxquelles on est sujet suivant le temps, le moment, le cours des idées, l’état organique et mille autres causes plus ou moins connues. Qui donc sondera jamais l’âme humaine, la caverne, comme l’appelait je ne sais plus quel philosophe ? La veille, j’aurais voulu rencontrer des Indiens ; le lendemain matin, je préférais les savoir loin ; le soir du même jour j’aurais voulu les revoir, leur disputer le terrain. Si je les avais tués en me défendant, j’aurais pris volontiers leur scalp et je m’en serais paré fièrement.

Le spectacle que nous rencontrions tout le long de la route n’était pas fait pour nous tranquilliser. À part quelques convois de bouviers, portant dans d’énormes fourgons attelés de plusieurs paires de bœufs les marchandises destinées au Colorado, on ne rencontrait aucun habitant, aucun voyageur. Les bouviers marchaient de compagnie et campaient la nuit en plein air avec leurs bêtes, au milieu des voitures disposées en rond. C’est ainsi que font les caravanes, et, dans ces campements nocturnes, un homme reste toujours éveillé et monte la garde pour donner l’alarme en cas d’attaque des Peaux-Rouges.

Les forts Sedgwick, Moore et Morgan, que nous avions successivement traversés, avaient été élevés contre les Indiens. Les stations de la diligence étaient elles-mêmes protégées par des ouvrages en terre où s’ouvraient d’étroites meurtrières, comme dans nos blockhaus de l’Algérie.

Pour ne céder le terrain que pied à pied en cas de défaite, on avait ménagé, sur certains points, des retranchements intérieurs, des espèces de redoutes circulaires dont quelques-unes communiquaient souterrainement avec les habitations. À tous les relais, on remarquait sur les tables ou dans les coins des appartements le revolver et la carabine tout armés, prêts à être tirés à la première attaque.

Les relais de la diligence étaient les seules habitations, disséminées, perdues, qu’on rencontrât le long du chemin. Un homme et souvent une femme apparaissaient à l’arrivée des voyageurs. La salle à manger était propre, bien servie, la table d’hôte pas trop chère, un dollar et demi (sept francs cinquante) par tête, ce qui était un prix minime, puisqu’on payait en papier monnaie et qu’on était dans le désert. Les résidents de ces demeures avaient la figure grave, austère, et l’on devinait à leur air que ces pionniers des Prairies n’avaient pas accepté un si difficile exil par pur divertissement.

Quelquefois de jeunes enfants se montraient à côté de leurs parents, et l’on se prenait à songer, en regardant ces petits êtres blonds et pâles, que plus d’un serait peut-être un jour tué ou emmené captif par les Indiens. Qui sait ? peut-être demain.

Partout sur la route, on ne rencontrait que des stations et des fermes en ruine, incendiées. Trois ans auparavant les Chayennes, les Arrapahoes, les Sioux, furieux de voir les blancs coloniser ce territoire, avaient oublié leurs anciennes haines et s’étaient ligués contre eux. Ce territoire n’était pas la propriété des blancs ; les Peaux-Rouges, du moins ceux-ci le croyaient