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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/287

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tentes ou loges, mais une loge contient un nombre d’individus différent, suivant les tribus et parfois dans la même tribu : de là l’impossibilité de calculs mathématiquement exacts.

Dans le nord des Prairies se fait surtout remarquer la grande famille des Sioux, qui sont au nombre de trente-cinq mille. Les Corbeaux, les Gros-Ventres, les Pieds-Noirs, etc., qui occupent les territoires d’Idaho et de Montana, offrent ensemble un chiffre de population inférieur à celui des Sioux, peut-être vingt mille. Dans le centre et le sud, les Paunies, les Arrapahoes, les Chayennes, les Yutes, les Kayoways, les Comanches, les Apaches, etc., dépassent certainement tous ensemble le chiffre de quarante mille. Les territoires de Nebraska, Kansas, Colorado, Texas, Nouveau-Mexique sont ceux que ces bandes parcourent. Les Paunies sont cantonnés dans le Nebraska, au voisinage du chemin de fer du Pacifique, et les Yutes dans les parcs du Colorado.

Toutes ces races ont entre elles des caractères communs ; elles sont nomades, c’est-à-dire qu’elles n’occupent aucune place fixe, vivent de pêche, surtout de chasse, et suivent le bison dans toutes ses migrations.

Un régime absolument démocratique et une sorte de communauté règlent toutes les relations des membres d’une même tribu vis-à-vis les uns des autres. Les chefs sont nommés à l’élection et pour un temps ; ils sont cependant quelquefois héréditaires. Le plus courageux, celui qui a pris le plus de scalps à la guerre ou qui a tué le plus de bisons, celui qui a fait quelque action d’éclat, celui qui parle avec une grande éloquence, tous ceux-là ont des droits pour être nommés chefs. Tant qu’un chef se conduit bien, il reste en place ; pour peu qu’il démérite, un autre chef est nommé. Les chefs mènent les bandes à la guerre et sont consultés dans les occasions difficiles ; les vieillards le sont également. Les lieutenants des chefs sont les braves, et commandent en second à la guerre. Il n’y a aucun juge dans les tribus, et chacun se fait justice à soi-même et applique la loi à sa guise.

Toutes ces tribus chassent et font la guerre de même façon, à cheval, avec la lance, l’arc et les flèches, à défaut de revolvers et de carabines. Pour se défendre des coups de l’ennemi, elles ont le bouclier. Elles vivent uniquement de bison et se recouvrent de sa peau. Elles scalpent leur ennemi mort et se parent de sa chevelure[1]. Elles pillent et dévastent ses propriétés, elles emmènent captifs les femmes et les enfants, et souvent elles soumettent à d’affreuses tortures, avant de le faire mourir, le vaincu, surtout le blanc, qui tombe vivant entre leurs mains.

Les squaws, auxquelles on abandonne le prisonnier, se montrent vis-à-vis de lui d’une cruauté révoltante, arrachant les yeux, la langue, les ongles au patient, lui brûlant, lui coupant un jour une main, l’autre jour un pied. Quand on a bien tourmenté le captif, on allume un feu de charbon sur son ventre et l’on danse en rond en hurlant. Presque tous les Peaux-Rouges commettent froidement ces atrocités envers les blancs dès qu’ils sont en lutte avec eux.

Les tribus se font souvent la guerre entre elles sous le moindre prétexte : pour un troupeau de bisons qu’elles poursuivent, pour une prairie où elles veulent camper seules. Elles n’ont aucune place réservée, c’est vrai, mais quelquefois elles veulent en garder une à l’exclusion de tout autre occupant. Enfin il n’est pas rare que la même tribu se débande en deux clans ennemis. Il y a quelques années les Ogallallas, pris de whisky, se sont battus entre eux à coups de fusil, et depuis lors se sont séparés en deux bandes, dont celle des Vilaines-Faces est commandée par la Nuée-Rouge, et l’autre par Grosse-Bouche et Tueur-de-Paunies.

Les langues de toutes les tribus sont différentes ; mais peut-être qu’un linguiste y reconnaîtrait des racines communes, comme on en a trouvé de nos jours entre les langues européennes et celles de l’Inde. Ces langues obéissent toutes au même mécanisme grammatical : elles sont agglutinatives ou polysynthétiques, et non analytiques ou à flexion, c’est-à-dire que les mots peuvent se combiner entre eux pour former un seul mot exprimant une idée complète ; mais la relation, le genre, le nombre, etc., ne sont pas indiqués par des modifications sur le substantif. Je passe sur les autres caractères qui distinguent les langues d’agglutination des langues à flexion. Les langues des Peaux-Rouges n’ont ou paraissent n’avoir aucune affinité dans les différents termes de leur vocabulaire ; celui-ci, du reste, est souvent très-restreint.

Pour se comprendre entre elles, les tribus ont adopté, d’un commun accord, le langage par signes et par gestes dont il a été déjà parlé et qui se rapproche beaucoup de celui des sourds-muets. Par ce moyen, tous les Indiens s’entendent, et un Yute, par exemple, peut causer sans peine pendant plusieurs heures avec un Arrapahoe, celui-ci avec un Sioux.

Les blancs ne connaissent pas ou connaissent très-mal les langues des Indiens des Prairies. Il n’y a souvent pour la même langue qu’un seul interprète, parfois assez mauvais, et comprenant seulement l’idiome qu’il traduit, ne le parlant pas. Beaucoup, à plus forte raison, ne savent pas écrire la langue qu’ils interprè-

  1. L’Indien scalpe l’ennemi qu’il tue, en lui enlevant la partie supérieure de la chevelure, celle qui forme la tonsure des moines catholiques. Quelques tribus prennent même tout le scalp, toute la chevelure. Pour scalper, l’Indien, armé de son couteau, fait une incision en rond autour du crâne et, prenant la chevelure par le sommet, l’arrache vivement ; elle vient avec la peau, sur toute la surface découpée. « Ça vient tout seul, » me disait un jour un vieux trappeur, qui avait pris fait et cause pour les Indiens dans leurs guerres intestines, et avait lui-même scalpé. — Le but des Indiens, en scalpant leur ennemi, est de garder le témoignage vivant de leur victoire, de leur bravoure. En outre, il paraît que l’Indien scalpé n’a pas le droit d’entrer dans les prairies heureuses, les Champs Élysées des Peaux-Rouges. Le gardien de l’endroit en ferme brutalement la porte à ceux qui n’ont pas tous leurs cheveux.